par Jean-Pierre Cometti
L’aisance et la clarté qui illuminent l’œuvre critique de Jean Starobinski tendent à en effacer l’ancrage théorique ou philosophique, au point d’en paraître totalement détachées. Ce détachement, qui en fait la légèreté, jusque dans le commentaire d’œuvres complexes et désarmantes, lui donne aussi la vertu d’une liberté toute particulière, ses textes étant généralement désencombrés de toute la pesanteur qui s’attache à plus d’un texte critique chez plus d’un auteur. Ce n’est pourtant pas faute de connaître ou de les avoir suivies, les méandres de la critique, ni ce qui les rend étroitement solidaires de dispositifs théoriques ayant eux-mêmes amplement accompagné le mouvement des idées dans le champ de la philosophie et des sciences humaines (« Histoire des idées et critique littéraire »). Le recueil publié par La Dogana sous le titre Les approches du sens, qui réunit un ensemble d’écrits consacrés à la critique publiés depuis les années 1950, permet précisément de mesurer la part des interrogations qui en ont nourri l’exercice, et ainsi de mieux situer la contribution de l’auteur dans ce champ vaste et ouvert1. Le fait que le livre, dans une seconde section, propose également un choix d’études, consacrées à Jean Starobinski lui-même apporte opportunément son concours à cet éclairage, en une forme d’hommage qui prend la forme d’un dialogue.
La critique, depuis les années cinquante, a connu bien des péripéties. On ne s’en rend peut-être pas bien compte aujourd’hui, pour des raisons qui demanderaient à être élucidées, mais le remue-ménage dont la critique et la théorie littéraire ont été le théâtre pendant des décennies, de la psychanalyse au structuralisme, à l’archéologie et à la déconstruction, n’a pas favorisé le calme dont pourtant Jean Starobinski semble ne s’être jamais départi. Dans l’étude qu’il lui consacre, Michel Jeanneret se demande comment l’œuvre de celui-ci a pu échapper au « naufrage de la critique » (p. 411). Je ne suis pas sûr qu’il n’y ait pas quelque exagération dans cette expression, mais la réponse qu’il propose me semble de nature à caractériser une pratique qu’on pourrait dire prudente de la « relation critique », soucieuse d’un « équilibre entre distance et intimité », et réellement propre à Starobinski. Telles sont certainement les vertus de la « vue d’ensemble » dont il s’est toujours recommandé, comme Fernando Vidal y insiste opportunément (p. 395-410). Wittgenstein, qui défendait une idée comparable en philosophie, parlait d’übersichtliche Darstellung, en associant à cette idée des mérites analogues, à commencer par ceux de la clarté et d’une intelligence réfractaire aux emportements exclusifs.
Un tel équilibre accorde à coup sûr une place à la subjectivité, mais il ne congédie nullement, en même temps, l’importance qu’il faut bien reconnaître aux cadres intellectuels dans lesquels se conçoit l’« approche du sens » : « Le foyer central de l’autorité, écrit-il, se situe au point de rencontre des “faits” (dépendants de notre choix subjectif, confirmés et vérifiés par une série de procédures objectives, et de notre interrogation “théorique” » (« La critique et l’autorité », p. 216). Sans doute cela tient-il en partie à une inspiration essentiellement herméneutique, qui plonge ses racines dans une tradition marquée par la distinction canonique de l’expliquer et du comprendre et qui a su aussi se montrer attentive aux théories de la réception (p. 221-240). Starobinski s’est montré suffisamment ouvert, comme le montrent ici la plupart des textes où il s’attache à faire le point, comme en une mer incertaine (« Considérations sur l’état présent de la critique littéraire », p. 76-115), pour ne rien rejeter a priori ou savoir tirer parti d’inspirations à la fois différentes et voisines, comme la psychanalyse ; mais des deux pôles vers lesquels la critique tend alternativement et contradictoirement : le pôle dur des sciences et du positivisme et celui, plus souple et plus ductile, des arts de l’interprétation, on voit bien vers lequel son cœur tend. Le seul titre du recueil en témoigne. La « vue d’ensemble » elle-même ne peut du reste qu’engager dans les arcanes du fameux cercle herméneutique où Starobinski se meut avec aisance, sans céder exagérément à une obsession de l’unité et de la cohérence, et sans néanmoins prendre le parti d’en briser le miroir. C’est en partie une question de distance, de bonne distance, et de ce point de vue les critiques les plus avisés ne sont pas forcément les professionnels. On comprend que Starobinski se montre attentif à la critique des poètes, celle de Baudelaire, par exemple, et à la réduction de cette autre distance qui, en principe, distingue la critique de la littérature ou de l’art (« De la critique à la poésie », p. 59-75). Si c’est une question de sens et de compréhension, rien ne dit en effet que les armes fourbies dans l’assidue fréquentation des sciences humaines ou sociales soient le mieux à même d’y répondre. D’autres usages se prêteraient peut-être davantage à plus de succès.
« Certains ouvrages de réflexion ou de critique savante parviennent à éveiller, dans l’esprit du lecteur, un sentiment de beauté intellectuelle qui les apparente aux réussites de la poésie. Ils ont un pouvoir d’émerveiller qui ne le cède en rien à celui qu’exerce la parole littéraire la plus libre » (p. 255). Ces mots sont ceux que le travail de George Poulet inspire à Jean Starobinski. Il est à peine besoin d’ajouter qu’ils lui conviendraient tout autant. Pour qui connaît sa voix, il y a même un singulier accord entre le ton, le timbre qui lui sont propres, et ce que l’on entend en le lisant : une voix une, comme il n’en existe que peu d’exemples. Un signe, celui d’une œuvre qui associe la connaissance et la reconnaissance, en un même geste, si du moins, dans cette appropriation singulière que constitue l’interprétation d’un texte, il s’agit aussi de se retrouver (« La dualité nécessaire », p. 187).
534 p., 28,00 €
1. La relation critique, de 2001 (« Tel », Gallimard), reprenait déjà une partie de ces textes.