par Antoine Emaz
Dans Traits communs1 David Collin présente les deux jeunes peintres et analyse avec finesse leur travail : une suite de dessins (portraits) pour Ann Loubert, une série de « tableaux-ardoises » pour Clémentine Margheriti. De nombreuses reproductions permettent de visualiser ces deux œuvres, figuratives mais très différentes dans leurs factures et leurs enjeux.
On retrouve Ann Loubert dans Portique, de Jacques Moulin. Le format horizontal du livre (14 x 22 cm) peut faire penser à celui d’un carnet de croquis. Les gravures s’imposent par leur composition et leur liberté : on reconnaît des éléments portuaires (grues, conteneurs…) qui structurent le paysage, mais d’autres signes interfèrent de façon presque abstraite. Cela rejoint la tension entre lignes droites, angles / courbes et taches, ou le contraste entre masse et trait. Il y a là une vraie force calligraphique du noir et blanc.
Au dessin immobile répond la dynamique verbale des poèmes en prose de J. Moulin. Sans ponctuation, mais avec majuscules initiales, les phrases courtes s’enchaînent sans relâche, comme le bruit et le travail du port, jour et nuit, dans la presse exacte du chargement – déchargement des porte-conteneurs : « quarante tonnes sous la pince Vingt- cinq boîtes à l’heure ». L’animation est aussi fiévreuse que réglée : « Le grand ballet des chariots – cavaliers hauts sur pattes ». On sent le poète happé par la magie visuelle, sonore et technique du port.
Mais à partir de Portique 2, la description se double d’une rêverie, et surtout d’une métaphore filée du port comme poétique globale, jusqu’au poète qui devient « palonnier », « spreader suspendu à un fil ». Pas sûr qu’il faille se féliciter de cette efficacité moderne au service d’une frénésie mercantile désastreuse au bout pour la planète et les hommes : « mer souillée », « guerres marchandes », « C’est l’animal qui reviendra Ou le néant ». Ce questionnement sur l’ambiguïté de la magie technique, port ou poésie, n’est pas le moindre mérite de ce beau livre.
1. Catalogue publié à l’occasion de l’exposition Ann Loubert – Clémentine Margheriti, Halle Saint-Pierre, Paris, 14 octobre - 2 novembre 2014.