Pierre Guyotat : Joyeux animaux de misère

 
Par Jérôme Duwa

… « …
Deux fois trois points de suspension fendus par des guillemets ouvrent ce livre qui nous guide d’entrée de jeu vers une nuit chaude. Immédiatement, nous plongeons dans le temps présent et, pour le coup, la présence est celle de corps copulant sans vergogne, nuit et jour. Ils sont inlassables, insatiables. Mandrins, culs, vagins, décharges, chiés, mouches s’abattent sur le lecteur un peu comme cette cataracte de corps nus qu’on voit dans le Jugement dernier de Michel-Ange ou dans certains grands tableaux de Rubens. C’est une sorte de paradis, en son genre, ce bordel dans lequel Guyotat nous fait pénétrer. D’ailleurs, on lit bien : « ah, ça, notre maître, que je remercie dieux et déesses de nous fournir en membrés toute notre vie ! » Mais le maître des lieux récuse les dieux et se veut seul gouvernant de ce lupanar de la confusion des sexes. Si les rapports « père » / fils (Rosario) sont parfois conflictuels, cela tient à la concurrence des désirs. Puisqu’on ne peut pas prendre ce livre tout à fait au tragique, on pourrait écrire plaisamment dans un style quasi hegelien : il en va d’une lutte pour la préséance dans la possession des membres virils. On est loin ici des mises en scène sadiennes. L’enfer a vécu, même si on peut s’amuser en passant de la scène grand-guignolesque d’un fœtus grillé. C’est dit : « … qu’ici c’est ni un abattoir ni un abattage mais un bordel, une famille, (…) »

Le titre du livre appelle justement à la résolution d’un paradoxe : joie et misère de l’homme sans dieu ! Le bordel est le lieu métaphysique de cette conciliation. Cependant, le lecteur est mis à rude épreuve. Peut-on du reste vraiment lire un tel ouvrage écrit, d’après son auteur, en « langue aisée » ? Il vaudrait mieux dire : que ce livre nous parle. Il nous parle depuis cet en-deçà dont déjà Foucault avait décelé le bruissement, en 1970, dans sa lettre pour la sortie promise au scandale de Eden, Eden, Eden. Il notait alors : « Les individus, des pseudopodes vite rétractés de la sexualité ». C’est à cette rétractation que l’on assiste dans les menus événements qui font la vie quotidienne de Rosario avec ses clients prolétaires, enlevant, accrochant à un clou son « mowey » pour accueillir toujours de nouveaux mandrins, avant de le porter à repriser à sa mère, après un trajet chaotique en camion quinze tonnes. Quelle vie éreintante ! Mais c’est là un jugement extérieur : il faut imaginer que les « animaux » de Guyotat sont heureux. Ils ont leurs habitudes. Les mouches prolifèrent avec les tas d’immondices et le « mowey » (entre short et mini Jupe ?) de Rosario est pour finir à nouveau comme neuf.

Nous achevons ainsi cette lecture dans un état voisin de celui décrit par le texte lui-même : « … que j’ai pas le temps d’un sentiment qu’un suivant s’y met ! »




Share on FacebookTweet about this on TwitterPin on PinterestShare on TumblrEmail this to someone
Gallimard
412 p., 21,50 €
couverture