Par Jean-Jacques Bretou
Avec ces deux livres, se termine le triptyque entamé avec L’idée du manque (Fata Morgana, 2013). Les poèmes de Jacques Sojcher se présentent sous la forme de courts fragments. Il s’agit de réminiscences et d’une réflexion profondément méditées et revécues dans l’écriture. Cet ensemble nous mène dans une traversée intérieure inachevée, et sans cesse reprise. Il semblerait que l’œuvre de Sojcher asphyxiée par la blessure originelle de la Shoah se déploie dans un mouvement conflictuel. L’auteur semble parfois bégayer et être interrompu : les mots voudraient rester au fond de la gorge et nous font suffoquer. Cette écriture autobiographique, fragmentaire (« fragments d’amour », « fragments de désirs »), angoissée et parfois ironique, est, dans ces deux volumes, fortement marquée par la généalogie, la filiation paternelle, même si la judéité, comme on le sait, se transmet par la mère. À l’origine, dans ces trente-huit variations, il y a le père, Aaron, détenteur de la parole, parti à 38 ans dans les camps de la mort. Il y a maintenant le fils, Jacques, qui a presque deux fois 38 ans. Est également présent, au cœur même de la dédicace, Frédéric, le petit-fils d’Aaron et fils de Jacques. Celui qui parle aujourd’hui, qui bégaie parfois et qui écrit, est aussi le pivot de la lignée. Il semblerait que la présence de Dieu se fasse ici dans une sorte d’absence et de creux. L’auteur n’a, en effet, appris son identité juive que dans les regards et les chuchotis des autres. Aaron, son père, n’a pas eu le temps de lui expliquer ce qu’était être juif, ni celui de lui transmettre la langue sacrée : l’aleph beth, la foi des hassidim. Avec Auschwitz, la langue s’est vidée de la parole de Dieu : « le mot juif remue en [lui] / la foi perdue depuis la Shoah. » Ce mot juif est devenu lourd à porter. Comment peut-on vivre et parler avec l’oubli, l’absence, le manque. Le père perdu, Jacques Sojcher « infans » n’a plus qu’un point d’appui, celui de la mère : il va donc « à cloche-pied », réinventant un père et une parole qui lui permettrait de résoudre son énigme avant de devenir à son tour sujet de l’oubli. Mais pour cela il faudrait revenir sur ses propres pas, avant l’expulsion du ventre de la mère, avant la perte du Jardin d’Eden. Il reste cependant, au-delà de la survie, un « possible en creux » dans le poème, comme l’écrivait Roger Giroux, parce que ça n’est plus l’auteur qui parle mais le poème.