Par Christophe Mescolini
Avec la parution de Soir, ici intégralement traduit pour la première fois, Pierre Mréjen et Christian Mouze poursuivent un programme d’édition tout à fait unique de l’œuvre akhmatovienne en France. Riche de dix volumes à ce jour, l’entreprise se distingue par la qualité remarquable de ses traductions et la beauté chaque fois, autrement parfaite, de son geste éditorial.
La lecture du premier livre d’un auteur aimé est une expérience toujours émouvante. Dans Soir, 1912, la voix à nulle autre pareille d’une très jeune femme, merveilleusement vivante et libre, fait entendre ses qualités maîtresses : la « retenue très stricte, la précision et la force qui va droit au but »1. Voix tragique, dès l’origine, au matin même de l’acméisme ; voix du renoncement le plus intime, déjà veuve, avant 14 et le « véritable vingtième siècle », avant l’hiver soviétique. Anna Akhmatova y combine Arachné et Alexandra, toute à ses tissus, le front meurtri, déjà, par le fuseau. Comme les précédentes, une édition bilingue : beauté du cyrillique dont les lettres s’assemblent en soyeuses nuées mauves sur la page, des quatrains le plus souvent, les fragments portés par le souffle d’une voix chaude et rauque, d’un roman d’amour ouvert, comme les lèvres d’une plaie, qui ne se referment. Mandelstam : la genèse de cette œuvre est à chercher, non dans la poésie, mais dans la prose russe du siècle précédent. Le populaire Chant de l’ultime rendez-vous s’ouvre sur l’instant d’après la rupture, avec une saisissante économie de moyens : « La poitrine glaçait encore / Mais la démarche était légère, / Ma main gauche portait / Le gant de la main droite. »2 L’indirect comme raffinement suprême de la présentation. Ailleurs, héros d’une narration tout d’abord oisive, l’œil perçant-vagabond finit par s’ouvrir et respirer : « Tout est neuf et les peupliers / Répandent une odeur humide. / Je me tais. Je me tiens prête à / Recommencer, terre, avec toi. »
Une nouvelle alliance ou testament, strictement terrestre, est à refaire, rhapsodiquement.
1. Nadejda Mandelstam, Sur Anna Akhmatova, traduit par Sophie Benech, Le Bruit du temps, 2013.
2. Comparer avec la traduction de Jean-Louis Backès dans l’édition Poésie / Gallimard : « J’avais froid sans recours dans la poitrine. / Et pourtant je marchais légèrement. / J’ai mis par mégarde à la main droite / Le gant de la main gauche. »