par Mathias Lavin
Troisième recueil de Sofia Queiros publié par les élégantes éditions Isabelle Sauvage, Sommes nous semble proposer sur un mode ludique une réfutation de la théorie des pronoms de Benveniste. Pour le linguistique, qui accorde une valeur essentielle au couple je / tu, la troisième personne est une non-personne. Or toute la première partie du texte (« nid ») présente une alternance entre pages de gauche et de droite où première et troisième personnes se répondent comme si elles incarnaient des personnages à l’état inchoatif. Se répondent-elles vraiment ? La question constitue un enjeu de la lecture puisque les termes sont parfois repris à l’identique d’une page à l’autre. Et quand ce n’est pas le cas, le lien se fait thématique ou plus incertain. À ce jeu sur la langue, s’ajoute une dimension que le vocabulaire contemporain dirait « genrée » : en effet, la troisième personne est baptisée « elle » et se métamorphose ou plutôt se dédouble en « il » après quelques fragments. Les trois personnes finissent par s’unir : « elle il je partagent la même maison le même lit la même bière… »
La seconde partie, « brins et débris », obéit à un autre fonctionnement : ce ne sont plus des blocs de quelques lignes, régis par la logique fuyante que j’ai tenté de décrire, mais, sur chaque page, trois strophes de trois lignes commençant toujours par « et ». La reprise incessante de la conjonction introduit un rythme entêtant qui accompagne ces très fugaces évocations de la vie quotidienne. L’usage exclusif de l’imparfait associé au participe présent introduit l’idée d’une perte, que ce soit celle des sensations, ou d’un certain rapport aux activités simples du quotidien. Cette tonalité est moins mélancolique qu’élégiaque tant il s’agit de célébrer des fragments de présence au monde et d’attention scrupuleuse au passage du temps – qui est aussi célébration sans emphase des pouvoirs du langage : « et la fille se récitait des poèmes verts savourant chaque vilain mot comme une friandise… »