Par Stéphane Baquey
Le bœuf et la panthère
De sillon en sillon, copieusement, obstinément, un poète trace des vers sur la page. Bœuf, il dénomme le fruit de son effort « boustrophes ». Ainsi donne-t-il forme à la sienne matière, faite de mots, en leur malléabilité lexicale, leurs coalescences syntaxiques, leur élan prosodique. Cette matière verbale retient et porte l’animal. Car c’est un bœuf qui a de l’idée. Sa rude individualité a de la manière. Il sait que le champ a ses limites, en lesquelles il s’astreint à réaliser la belle ouvrage. Son idée est convoitise d’une bête suave, cachée en la forêt de l’époque, environnant le labour. Telle est la panthère en ses réduits : toute désirable, chose de toute chose, forme de toute forme, en un temps où il y aurait à désespérer de son devenir. La légende de la féline à la fourrure chatoyante n’est pas neuve. Le Dit de Nicole de Margival l’avait reprise en son temps, qui était de la fin du XIIIe siècle1. Aujourd’hui, le bœuf-poète – en vers, cela va ici de soi – n’a de cesse de l’éveiller, pour qu’elle exhale encore sa douce haleine. C’est improbable, mais il le veut, sentimental histrion. Heureusement, il n’est pas seul. Son champ voisine avec d’autres – non sans quelque magie, car non loin se trouvent Villon, Lully ou Zeami. Il s’épuiserait solitaire. Il triomphe multiple. D’autres sont opérés-opérants.
Le bœuf, on l’a compris, est artiste-poète. Une leçon pourrait être que ses Opéradiques nous donnent une Esthétique : il y va de la danse, de la musique, de la peinture, de la poésie même. On traverse la galerie. Mais la fable n’a jamais qu’une morale – son apologue résiste à tout système. Ainsi hommage est-il rendu à Roger Giroux, auteur de L’arbre le temps2, non sans quelque différend sur Le Théâtre du poème3. L’arbre est dans la forêt et la forêt est habitée. Mais si l’artiste, lui, doit choisir, n’est-il pas plusieurs manières aimables de se l’entendre dire ?
1. Jacques Roubaud l’a cité : La Ballade et le chant royal, Les Belles Lettres, « Architecture du verbe », 1998, p. 13.
2. Roger Giroux, L’arbre le temps, Mercure de France, 1964.
3. Jean-Marie Gleize, Le Théâtre du poème. Vers Anne-Marie Albiach, Belin, « L’extrême contemporain », 1995.