Writing The Real. A Bilingual Anthology of Contemporary French Poetry

 
par Narciso Aksayam

Écrire le Réel, dans l’espace anglophone contemporain, prend une signification dont aucun « Réalisme » hexagonal, fût-ce celui pictural d’un Thomas Lévy-Lasne, ne peut donner idée. Presqu’étouffé chez nous, quoique largement enraciné dans les œuvres de penseurs français incommensurables, le bruit incandescent qu’a répandu dans l’espace théorique anglophone transnational, de l’Écosse aux U.S.A, de la Kingston University de Londres à la Summer University d’Ohrid en passant par Athènes, Saint-Erme ou le Caire, une Pensée, vite nommée « Réalisme spéculatif »1, n’en finit pas de résonner depuis 10 ans et d’alimenter la dynamique intellectuelle la plus vive qui se soit jamais dressée pour répondre, d’une part, de l’ontologie mathématique d’Alain Badiou à extension internationale, et d’autre part, du modèle quantique de pensée non-standard de François Laruelle à enracinement mystique. Revues innombrables, maisons d’éditions essentielles (Univocal, Urbanomic, Punctum Books…), Blogs proliférants2, mais aussi Réseaux de recherche essaimant : plus une seule problématique politique ou artistique, du féminisme3 à la Postcolonisation4, de l’avenir écologique5 au néo-marxisme6, de la performance7 ou du Transhumanisme8 au néo-chamanisme et au renouveau de la sorcellerie9, qui ne soit perfusée par cette question du Réel, nom saturé de tous les fanatismes, comme de tous les fantasmes10, entité vide et immanente à soi, terme axiomatique d’une nouvelle configuration de pensée où la Continental Philosophy, celle de la vieille Europe, s’offre de fraîches noces avec l’outre-atlantique-Terre-Promise-du-nouveau-continent, qui ne soient plus celles déjà poussiéreuses qu’elle avait contractées en prolongement de la French Theory (Foucault, Deleuze, Derrida et leurs lendemains post-anarchistes).
Et l’on peut dire sans errance, sans frémissement, aussi inévitablement discutable que puisse être ce genre de sélection dans un paysage littéraire pulvérisé, que cette anthologie de poésie française contemporaine est exquisément à la hauteur d’une telle ampleur de renouveau dans l’époque – et dans la matrice – de notre pensée occidentale. Comme l’expliquent les éditrices, les échanges entre poésie française et poésie britannique depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ont été relativement circonscrits, pour ne pas dénoncer trop fort leur pauvreté, contrairement aux liens esthétiques qui ont pu concrètement se tisser avec la poésie nord-américaine, que ce soit celle des Objectivistes, via l’Imagisme poundien, ou celle de la Beat Generation11. On pourrait constater en ce sens qu’aucune anthologie d’envergure n’avait paru depuis celle de D. Kelley & J. Kalfa en 199612. Et un des mérites de Nina Parish et d’Emma Wagstaff est évidemment de redonner pour le lecteur anglo-saxon un contexte et une intelligence synthétique de l’extrême contemporain francophone, c’est-à-dire des structures thématiques, esthétiques et éditoriales des 20 dernières années de cette poésie qui a voulu dépasser les oppositions natives dont elle héritait, entre lyrisme et mécanique expérimentale, entre Présence et littéralité, entre neutralité objective et performance fictionnelle hors « Représentation ».
Mais plus loin qu’un repérage pour l’Outre-Manche de poètes déjà trop connus dans nos provinces et nos échoppes, ce choix d’auteurs, publié en bilingue, se trouve être pour le lecteur français non seulement un sondage que savourera délicieusement tout curieux de littérature, mais mieux encore un jalon instantané développant en 18 figures la carte d’une poésie à la pointe du réel, à sa percée, sous les formes et les protocoles les plus créatifs et divergents qui se puissent rassembler sous la bannière d’une intention qu’aucun certainement ne revendiquerait si fort de concert. On dira, pour faire taire immédiatement toute contestation oiseuse, que qui ne s’y retrouve pas peut se l’expliquer par son absence d’hypertentation à écrire le Réel ; n’est pas non plus Ponge ni Bonnefoy qui prétend. Mais il va sans dire que chacun trouvera, selon sa bibliothèque actuelle, qu’il manque l’un ou l’autre grand réaliste méconnu (Suel ? Baillieu ? Parant ? Favre ? Pennequin ?). Et la question même de ce que l’on s’autorise de nommer « Réel » ne trouvera guère de réponse assurée de sa substance à la lecture de ce bouquet de ronces chargé des mûres les plus juteuses en tanins, si ce n’est que le Réel est une inadéquation qui ne revient pas à elle-même, qui ne revient pas au même – une inadéquation dont on ne revient pas.
C’est qu’il faut considérer, devant cette anthologie, qu’avant d’être une sélection représentative de quoi que ce soit, où devrait figurer ou s’apercevoir ce que l’on croirait savoir du contemporain poétique, elle est bien plus puissamment le fait d’un travail collectif et d’une rencontre intensifiée entre des auteurs lisibles en français et d’autres poètes qui en ont affronté les hardiesses linguistiques et stylistiques pour les rendre accessibles dans leur propre idiome. Qu’on pense aux journées d’Inter-translation organisées en 2011 par Tamaas13, dont certaines traductions sont ici reprises, ou bien à l’ensemble des activités coordonnées par les éditrices entre les universités de Bath et de Birmingham depuis 201314 : ce dont s’enorgueillit avant tout le projet, c’est d’avoir rassemblé des auteurs de pointe, des « auteurs clefs » du contemporain, dans un espace de co-working qui transvalue leurs œuvres au même moment qu’il les transpose dans une langue voisine qui est poétique à sa sorte. Ainsi affleure souvent, au gré de la découverte des textes, que le travail de traduction devient plus spécifiquement, comme Ryoko Seikigushi a pu le théoriser dans le processus de transposition vers le français de ses propres textes initialement composés dans la langue de Mishima, un travail de réécriture et de recréation que la présentation bilingue de l’anthologie rend particulièrement perceptible15.
Nous sommes en effet davantage coutumiers de lire en bilingue des auteurs étrangers traduits vers le français. Comment a-t-on pu traduire ceci ? est ici une question qui s’enveloppe d’une tout autre acuité tant on est familier des effets de mystères et des chausse-trappes qui hantent le texte source. Et nos convictions littéralistes vacillent alors tout autant que nos certitudes idiomatiques devant les perplexités dont soudain nous gratifient tel vers, telle tournure, telle locution transposés. C’est que les noms des traducteurs, qui sont autant de poètes de l’autre côté de la langue, ou – équivoquement – de la Manche, sont aussi précieux à noter semble-t-il, que les noms francophones, et de rêver bientôt à un travail inverse, publié en France, qui nous ferait découvrir les constellations insoupçonnées d’œuvres qui scintillent non loin de celles de Keston Sutherland ou de Joshua Clover.
Le seul à trôner sous les deux attributs est Jérôme Game, qui s’avance à traduire Christian Prigent alors qu’il est traduit par Barbara Beck, poétesse américaine besognant à Paris. Non loin suivent Nathalie Quintane, Pierre Alferi, Anne Portugal, Christophe Tarkos pour compléter un notable contingent du catalogue P.O.L, mais loin s’en faut qu’ait été ignorée la variété de l’édition d’avant-garde : ce sont 11 éditeurs de toutes envergures qui émargent à cette sélection, Tarabuste pour Michèle Métail, Le Mercure de France pour Jean-Michel Maulpoix, L’Attente pour Jérôme Game, Al Dante pour Anne-James Chaton et pour Oscarine Bosquet qui arbore également les couleurs du Bleu du ciel, Le Seuil pour Jean-Marie Gleize, L’Arrière-pays pour Béatrice Bonhomme, Champ Vallon pour Stéphane Bouquet, Flammarion pour Philippe Beck, Sandra Moussempès ou Jean-Michel Espitallier, et Le Temps qu’il fait pour Gilles Ortlieb.
Bien sûr, comme il est également très actuel dans l’univers anglophone, qui semble n’avoir pas baigné à travers les siècles au cœur des gestes de la courtoisie ni à l’école des Salons Littéraires aussi intensément que s’y façonna la galanterie de notre culture gauloise, on s’enorgueillit spécifiquement du comptage paritaire entre signatures femelles et signatures mâles, en déplorant le peu d’intérêt revendicatif dont témoignerait à cet égard la gente lettrée hexagonale, qui d’ailleurs ne manque pourtant pas de poétiques trans- ou dé-genrée16. C’est qu’il est certainement plus facile de saisir, à l’aune des réalités temporaires par lesquelles transitent les préoccupations psycho-sociologiques de notre actualité juridique ou médiatique, les teneurs en Réalisme de notre contingent poétique, que d’embrasser le Réel poétique en son infigurable pratique et au foyer productif de ses émergences et de ses naissances. Peut-être n’est-ce d’ailleurs pas ce qu’on doit attendre d’une anthologie, fût-elle à ce point vivante et chatoyante ; ses ambitions ne sont pas de théoriser ni ce réel ni ce poétique qui prennent leur saisie même de vitesse, et déjouent justement de circonscrire jamais leur science ou leur art d’inventer. Ce qu’elle parvient à rassembler au-delà du simple glanage de quelques pages éparpillées d’oripeaux contemporains, c’est un réseau de regards, de considérations et d’affects, un réseau d’investissements partagés, qui a offert en valeur et en méticuleux travail aux auteurs de notre champ ce qu’elle mérite maintenant entièrement que nous, lecteurs, lui accordions : de l’attention.




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Sous la direction de Nina Parish & Emma Wagstaff
Enitharmon Press
192 p., 14,99 £
couverture

1. Mais aussi « Réalisme transcendantal », « Réalisme métaphysique », « Nihilisme spéculatif » ou encore « matérialisme spéculatif », selon les auteurs qui l’animent, la traversent, l’élaborent, la conçoivent (Ray Brassier, Quentin Meillassoux, Alberto Toscano, Iain Hamilton Grant, Graham Harman, ou même Nick Land dans une version accélérationniste, voire Ben Woodard dont le « Naturalisme occulte » forme la pointe philo-fictionniste de cette génération…).

2. Pour n’en citer que deux, voyons, pour l’envergure de son travail de traduction, https://speculativeheresy.wordpress.com/ et ajoutons, plus personnel et polémique, celui de l’Agent Swarm, qui, entre autres pittoresques, a cette particularité d’être rédigé depuis la France par un blogger d’origine australienne, Terence Blake, partly in French & partiellement en anglais : https://terenceblake.wordpress.com/

3. Katerina Kolozova, Cut of the Real – Subjectivity in Poststructuralist Philosophy, Columbia University Press, 2014.

4. Peter Hallward, Absolutely Postcolonial Writing between the Singular and the Specific, Manchester University Press, Angelaki Humanities, 2002.

5. Anthony Paul Smith, A Non-Philosophical Theory of Nature – Ecologies of Thought, Palgrave Macmillan, 2013.

6. Katerina Kolozova, Toward a Radical Metaphysics of Socialism: Marx and Laruelle, Punctum Books, 2015.

7. https://www.performancephilosophy.org/journal

8. Alexander Galloway, Laruelle Against the Digital, University of Minnesota Press, Posthumanities vol. 31, 2014.

9. Joshua Ramey, The Hermetic Deleuze : Philosophy and Spiritual Ordeal, Duke University Press, 2012, & Politics of Divination: Neoliberal Endgame and the Religion of Contingency, Rowman & Littlefield, 2016.

10. On peut en croire, si l’on veut par exemple, les denses méditations de Marc Cholodenko dans Filets, P.O.L, 2009.

11. Qu’on aille voir encore aujourd’hui le travail intense de traduction que mène Martin Richet autour des L=A=N=G=U=A=G=E poets (contact : jacataqua.bulletin@gmail.com).

12. The New French Poetry, chez Bloodaxe Books, anthologie qui s’attachait déjà à la dimension métaphysique comme spécificité d’une poésie française, rassemblée autour des figures de Jabès, Michaux, Mansour, Velter, Dupin, Macé ou Noël, avec un tropisme éditorial orienté vers Fata Morgana qui était alors aussi sensible que celui désormais marqué vers les éditions P.O.L.

13. L’association interculturelle avait alors réuni Sandra Doller, Éric Suchère, Michael Palmer, Liliane Giraudon, Oscarine Bosquet, Ben Doller, Norma Cole, Jean Daive, Michelle Noteboom et Stéphane Bouquet pour qu’ils s’entretraduisent par binôme poétique. Une partie des activités de ces journées a été publiée dans la revue READ.

14. On consultera leur blog : https://frenchpoetryand.wordpress.com

15. Absente de cette sélection, on pourra se reporter, de Ryoko Seikigushi, à son adorable Cassiopée Peca, paru au cipM en 2001 : http://cipmarseille.fr/publication_fiche.php?id=6007b704469ef72c3f1867d2ff53523b

16. Qu’on pense par exemple aux Feuillets de la Minotaure d’Angèle Paoli, publiés chez Corlevour.