Henri Deluy : Kérosène kitch

 
par Yves Boudier

D’emblée, il saute aux yeux qu’un principe d’hospitalité gouverne ce livre, comme quasiment tous les opus de l’œuvre d’Henri Deluy depuis deux décennies, au risque pris de mettre sa propre écriture en rivalité éventuellement douloureuse avec les voix invitées. Son identité de poète est ainsi constamment auto-questionnée au fil des poèmes et des traductions habilement tissés dans la trame du livre. La question du « Qui suis-je ? » est ici placée au cœur de son écriture. Non pas celle de l’homme, du sujet, mais celle du poète dans la traversée des langues et des destinées en conversation avec la mort, jusqu’à l’évocation du refus de la tentation du suicide (« pour ne pas / Céder au désir d’en finir / Et. ») comme ultime recours contre l’autre en soi qui parle continûment, « intime au jour le jour », la disparition que le poème combat en saisissant à la source le langage et les langues qui maintiennent ouvertes les lèvres que la mort va irrémédiablement clore. Alors le doute paraît et une autre question s’impose : « Pourquoi rester mort si longtemps », question formulée, notons-le, sans point d’interrogation, qui n’est jamais, en voici ici la preuve, un point final. Cette anticipation complexe sur son destin propre permet de dépasser l’implacable formule d’un Jude Stéfan « se réveiller mort », et de se rendre capable, dans une vie conçue comme l’interstice quotidien de ses désirs et craintes, de continuer d’écrire, dans un geste lucide comparable, par exemple, à celui qui consiste à prendre conscience que notre corps vit avec nous, tel le poème auquel l’écriture donne conscience et évidence langagières, « Car il n’y a rien derrière les mots, pas de profondeur cachée, (…) rien de cette zone mystère que le poème devrait révéler à lui-même pour y trouver la “poésie” ».

Michel de Certeau naguère affirmait qu’il n’y avait de loi qui ne s’inscrivît sur les corps et que le logos se faisait chair, s’incarnait de par ce geste. Par un effet d’analogie en poésie, il conviendrait, pardonnez l’audace, d’étendre ce propos au parcours d’Henri Deluy, soulignant ainsi que chez lui le vers se fait chair, chair de langue dans la traduction et l’invention du poème comme anamnèse du temps vécu, comme incarnation langagière de l’in-connaissance lucide de soi (« Et tout ce que de ma vie / Je suis le seul à connaître. » (…) « Je ne sais qui je suis / Tu es »), en dialogue et rivalité avec le concret du monde.

Ce qui caractérise en profondeur l’écriture d’Henri Deluy tient pour partie dans son questionnement du temps et de l’histoire, plus précisément de l’histoire de l’écriture même du poème en tant que trace diachronique d’une manière d’être au monde en quête de soi. Alternant retournement sur lui-même et prise de distance pudique, hors illusion ou hallucination solipsiste, choisissant d’inscrire dans chaque page des fragments de prose en prélude à chaque poème, comme l’ensemble final (Photo) le montre, Henri Deluy impose, particulièrement en fin de ce volume, une parfaite maîtrise de l’espace nécessairement in-comblé par la fiction en poésie que le poème, lui, creuse et nomme dans l’incertitude d’un sujet en dialogue avec « Sa / Propre / Logique » et sa tristesse native : « Un / Mot / Seul // Une / Phrase / Seule // Tristesse / Seule / Et / Seulement ». À cela Juan Gelman répondait que le seul sujet du poème était la poésie, (« tu es / ma seule parole / ne sais / pas ton nom »), affirmation qu’Henri Deluy ne partage vraisemblablement pas… tout en en apportant paradoxalement la preuve dans une écriture qui tente toujours d’échapper à cette heureuse malédiction, « Et aussi faire du poème / Faire du poème tout court ».




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Flammarion
« Poésie »
160 p., 16,00 €
couverture