Fernando Pessoa : Bureau de tabac

 
par Philippe Di Meo

Le long poème attribué par Fernando Pessoa à l’hétéronyme2 Alvaro de Campos, le « futuriste », prend prétexte de la méditation enclenchée par le spectacle qui s’offre au poète depuis sa fenêtre ouverte : un bureau de tabac.

Étrangement, car la fenêtre, et la chambre qu’elle suppose, symbolise la posture typique du poète romantique, ou symboliste, plutôt que celle du versificateur « futuriste », poète du plein air, s’il en est. Même si le propos évoque localement Héraclite et certain dynamisme – « je suis dans l’écoulement des choses » –, c’est non sans surprise que le lecteur prend la mesure d’un scepticisme foncier en contradiction flagrante avec les certitudes pour le moins énergiques des futuristes.

Un ressassement sur l’un et la multitude, sur la fenêtre et l’infinité des rues aperçues, mais non empruntées s’ensuit : « le domino [masque] que j’ai mis n’était pas le bon. / On m’a tout de suite pris pour qui je n’étais pas. » Le poète n’est pas, ici, un acteur du monde comme les futuristes le revendiquaient haut et fort, il se borne à suivre « des yeux la fumée » du bureau de tabac comme « si c’était une route », tout en fumant, assis sur sa chaise dans sa chambre. La circularité du propos, si typique de tout Pessoa, est totale. Dans leurs va-et-vient contradictoires, les vers bercent une certitude réitérée sur le mode ondoyant d’un flux et du reflux marin juxtaposant affirmation et infirmation. Sont évoqués, et revendiqués, l’échec et l’indifférence, fatals l’un comme l’autre, en deçà de toute métaphysique, évidemment rejetée. La fumée et le bureau de tabac qui en fait commerce deviennent alors une métaphore d’une consumation asémantique assimilée à une vie sans fard.




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Traduit par Rémy Hourcade1
Suivi du texte portugais
Préface de A. Casais Monteiro
Postface de Pierre Hourcade
Illustré par Fernando de Azevedo
Éditions Unes
56 p., 14,00 €
couverture

1. La traduction a légèrement évolué depuis la première édition de 1985.

2. La difficulté demeure de penser les hétéronymes comme une totalité facettée dans laquelle ils seraient envisagés les uns avec les autres plutôt que comme des auteurs autonomes.