Pierre Dhainaut : Un art des passages

 
par Michel Ménaché

Si pour Pierre Dhainaut, la poésie est « un art des passages », il joue lui-même le rôle de passeur en réunissant dans son dernier ouvrage des analyses d’œuvres, des essais autour des rencontres avec ses contemporains, des aphorismes, des considérations sur l’art et la mise en mots. Sa devise : « L’horizon ne s’ouvre / que dans la rencontre. » Habiter le monde en poète, selon la formule d’Hölderlin, n’est pour lui ni un attachement grégaire, ni un enfermement patrimonial. Sa posture est dans l’accueil : « Nulle part, notre lieu, mais un poème en est la porte. » Mieux, il ne s’agit pas d’une fuite en avant : « il ne faut pas se rendre ailleurs, / le seuil s’invente ici ». Avec l’exigence d’une ascèse non pour se distinguer mais pour se révéler : « exalter la parole / parfaire une naissance ». De ses aînés surréalistes, Breton et Eluard, l’auteur dans sa jeunesse a été frappé par le défi insolent de L’immaculée conception : « Écris l’impérissable sur le sable. » Ainsi le poète saisit, « possède comme emprunteur ». En maintenant active la tension fondatrice qui le pousse, il n’est que le porte-voix précaire de la passion de dire « le souffle qui passe ». Neruda disait de la poésie qu’elle était une insurrection quotidienne. Dhainaut le rejoint en précisant que cette insurrection « oblige à porter sur les choses un regard étonné. Elle dénonce tout ce qui nous oppresse. » Les poèmes, obéissant à leur propre urgence, sont donc bien des révélateurs d’une réalité plus vaste qui peut aussi échapper, ou se dissoudre dans l’échec : « Si l’élan décline, je n’accuse que moi, j’ai manqué de confiance. »
L’ouvrage comporte des études sur Tristan Tzara, n’ayant jamais renié la poésie ni l’affirmation d’allure paradoxale que « la pensée se fait dans la bouche ». De Gérard Bayo, il retient : « la beauté vit au cœur d’autre chose qu’elle-même ». De Max Alhau, « hôte apatride », il note : « Il ne peut s’empêcher de craindre que la vision heureuse de certains lieux ne soit qu’un mirage, mais ce mirage est nécessaire qui ne ment pas, qui remet en chemin, là où l’illusion, l’espoir font cause commune. » De Patricia Castex Menier, Dhainaut apprécie qu’elle ne fige pas des souvenirs, bien au contraire, « elle s’expose au devenir ». De la naissance à la mort. De l’ami disparu Gérard Farasse, il retient principalement « l’éternelle enfance dont l’autre nom est amour ». Avec Sylvie Fabre-G., il salue la publication en diptyque de deux ouvrages, le premier, L’autre lumière, livre d’amour, suivi de Frère humain, livre de deuil. Quant à Tombées des lèvres, ce livre réparateur est directement inspiré par ses deux petites filles : « elles sont toutes deux dans le royaume que ne meurtrit aucune frontière, le pays natal de la poésie ». Avec Yves Bonnefoy, comme avec Rimbaud, il s’agissait de réclamer de la poésie l’impossible ! Même si le poète voleur de feu « s’estima inapte à maintenir son exigence absolue ». Que les poètes ne cèdent à aucune allégeance, jamais la poésie, « vérité de parole, […] n’a inspiré les tyrans et les bourreaux ». A contrario, elle a donné aux captifs des camps d’extermination la force de survivre…
La troisième série d’études porte sur les peintres : Le Saint Jérôme de Ribera, L’alchimie des couleurs du nordiste Eugène Leroy, Les traversées de Jacques Clauzel, Le poème des blés d’Alfred Manessier et les Lettres d’amour (avec logogrammes) du poète et plasticien Christian Dotremont, dont Dhainaut compare la démarche à celle de Michaux, inventeur de son propre alphabet : « Christian Dotremont nous rappelle que les mains doivent d’abord trembler pour que les mots nous emportent. »
Enfin, en dernière partie, dans Gratitude augurale (et autres textes), Dhainaut décline sa poétique intimement nouée à une éthique fraternelle : « Desserrer l’étau du moi, déchirer le voile du langage, si telle est ton intention, tu t’y prends mal : l’ascèse est une voie plus efficace, et d’abord et surtout la présence aux autres, la prévenance. […] Des poèmes, tu n’arracheras pas la part subjective qui leur est attachée, mais tu t’attacheras à y traquer toutes ces marques où l’on se plaît à se mirer, à s’admirer, qui surchargent tant d’œuvres, qui les bloquent, et les mots ne s’affineront, ne s’offriront. Même dans le soliloque, une parole s’apprête au dialogue. »




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Avec un dessin de Christian Dotremont en couverture
L’herbe qui tremble
272 p., 19,00 €
couverture