Philippe Beck : Dix tableaux civils

 
par Andrea Franzoni

Bibliolalies ou l’arbre de la transition

chacun depuis sa position.
Schlegel, fragment 114, L’idée

De cette région afflue vers l’artiste la sève qui le pénètre et qui
pénètre ses yeux. L’artiste se trouve ainsi dans la situation du
tronc. […] Il ne vient à l’idée de personne d’exiger d’un arbre
qu’il forme ses branches sur le modèle de ses racines.
Paul Klee, Théorie de l’art moderne

sì che l’un capo a l’altro era cappello,
Dante, Enfer XXXII

Ce petit livret (114 vers, 150 g) repose sur l’idée que les états transitoires contiennent en eux-mêmes une mesure de vie, une minorité modulaire (médullaire), que le poète est censé transformer en énergie vitale, non seulement littéraire. Plus que d’un parlar aspro, en « rimes de pierres » (le motif du rude&dur chez Beck), il nous faudrait alors parler d’un malléable. Aqueux, ludique, oscillé.

La situation est la suivante. C’est l’entracte. Après les grandes Opéradiques, le public se lève, se détend, va se rafraichir. Une « zone » se forme, sensible et tacitement nucléaire (comme les couloirs chez Kafka), autour de la salle de bain. On attend, on s’observe, on s’envoie toute sorte de senhals1. On parle par sensualités : gestes oculaires (les italiques, les majuscules), accents tendres, « cris articulés » (« chuchurlements » disait Artaud). Maître de confluence, peintre de la vie verbeuse, le poète dresse le tableau clinique et critique d’une civilité : érotique et politique, « le devant arriéré et repigmenté » de la société du ménage.

« Dix tableaux civils » sont dix stanze (chambres revisitées) d’une chanson antique. Une lign(é)e vibre et résonne, par échos de combinatoires, formules brisées, bribes de sextines et mesures qui, destituées de leur fonction hiératique (leur position dans la hiérarchie de la composition) chantent, à-vide(s), telle une vieille actrice exposant ses rides (une poésie-Magnani), la beauté qui devient. Ainsi, les vieux mots-rimes deviennent mots-clefs, les hémistiches sont des séries2, les coupes sont des micro-intervalles et les accents glissent en cadences plus vastes. Cadences de strate, d’atmosphère, non plus points de fuite (pour la critique sans œuvre), mais points de feu : là où quelque chose, poétiquement, s’incendie.
Autour du feu, les mots se pénètrent, se rejettent, s’oublient et reviennent. C’est le « Bal de Roubli ». Les errants dansent. Tous contribuent à la naissance d’un visible majeur : le livre, l’auteur.

Or ici, les auteurs et les livres sont multiples : Philippe Beck (le rude héros), Marie-Laure Dagoit, Empédocle (Hölderlin), Kafka (le Disparu), Miller (lequel), Pierre Louÿs, Céline... Qui est donc l’auteur et quel est le livre ? L’antonomase3 – l’oubli de l’origine propre dans l’origine commune – s’ouvre à une figure nouvelle. Les mêmes mots, ré-idéalisés, deviennent les mots d’un même. Plus de variation grammaticale, mais une variation figurative. C’est le principe du blanc sur blanc : « traversin », « balcon », « carafe au citron », etc. (Manuel de civilité, Louÿs), privés de leur charge symbolique, sont répétés (re-mangés) tels quels par la bouche du Bœuf, et ré-agencés à l’érotique quiète du philo-poète, qui narre, par les yeux de son rythme, la sapience ferme de la mutation :

« Le géographe manuel4 refait une cité / coulissée ».

Les coulisses de la scène, sont les côla (ou cauda) d’une durée versée. La zone, c’est la Cité Citée des livres : bibliolalies, non paroles, mais balances et balançoires du signe ; le limbe des ombilics : continuité des parcs. La zone, c’est l’arbre de la transition. Par compression et expansion, les traits d’union s’imposent comme unité fondamentale d’une nouvelle mesure rhétorique. Une biométrique (un contrôle physique de la spontanéité des passages) apparaît, rétrograde, implosive, élastique, ouverte, (auto)générative. La zone5 pulse, se contracte et se dilate. Des fruits naissent6, d’autres restent archivés. L’atonalité et l’opacité des verres beckiens chantent ce silence pétillant, dans le ventre ferme d’une rétention, entre une fleur cueillie et l’autre donnée.




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Littérature Mineure
8 p., 8,00 €
couverture

1. Pseudonyme ou expression utilisés par les troubadours pour indiquer de façon allusive la personne aimée.

2. Un exemple (parmi bien d’autres possibles) peut être la série vocalique [e-e-o-e] dans « elle est comme », « empédocles », « réchauffés », « soigne le socle »…), et ses variations. Une étude comparée des techniques de modulation métrique, basée sur les principes de la notation et composition musicale (mais picturale aussi) contemporaines, serait envisageable, tant pour renouveler les catégories métriques, incapables de capter certains valeurs actuelles, que pour élucider la relation d’interdépendance entre poésie et les autres arts.

3. Figure fondamentale chez Beck, voir Martin Rueff, dans Philippe Beck : un chant objectif aujourd’hui, éd. Corti.

4. C’est le jeune « penseur manuel » (Rodin) devenu homme ? ou l’inverse ?

5. Cf. aussi la Zone dans Stalker (Tarkovski), l’Interzone dans Le festin nu (Burroughs).

6. Voir par ex. la naissance et l’évolution du terme « équipement », ou de « l’œil-turner » entre Dix tableaux civils (2016) et Iduna et Braga, de la Jeunesse (2017). Il s’agit d’une stratégie politique pour la poésie : une répétition locale d’un geste lexical, à fonction pédagogique (la manducation du signe ?). Le lecteur fidèle, qui suit l’auteur de livre en livre, apprend le sens d’un terme par la variation des contextes d’énonciation.