Onuma Nemon : États du monde

 
par Jean-Pascal Dubost

Le poids du livre, 2 kg, sa pagination (836 pages), son format singulier 16,7 x 26 cm, son titre ambitieux, le mystérieux anonymat (entretenu) de son auteur, la présence de vignettes autocollantes, font de cet objet un conglomérat péritextuel et une petite œuvre d’art en soi, ce qui, ajouté au texte hybride, transforme le volume en une monstruosité littéraire qui écartera les lecteurs de romans hexagocentriques et gringalets formatés 200 pages maximum. C’est un chaînon d’une cosmologie (d’auteur), néanmoins un monde complet, avec sa propre logique originelle, son ordonnancement spécifique, vastement inexplicable.

La narration commence dans un vaste pré, d’où nous embarquons en direction du passé à bord d’un livre-vaisseau conduit par un narrateur en capitaine Nemo(n) qui, prenant le masque de divers personnages (Ossip, Don Qui, Henri etc.), glisse de récits en récits, d’une époque à une autre et vous mène au Pays des Morts, pour une traversée mouvementée de la sphère littéraire, qui semblerait à l’origine de ce monde vaste ; « nous sommes désormais dans un scénario d’inflation éternelle », pris dans une odyssée épico-carnavalesque au cœur d’une Histoire dont l’axe vertical est désaxé ; un retour vers le futur. Les anachronismes emboîtés provoquant une autre temporalité, sinon une uchronie génératrice d’une autre Histoire. Nous sommes prévenus, ce vaisseau file à une vitesse folle dans un monde à vitesse folle, d’un lieu à un autre en un temps-lumière, traverse les grandes œuvres littéraires telles celles de Rabelais, Cervantès, Joyce, Jarry, Sterne, Schmidt et une foultitude d’autres de la gent monstrueuse (le pays des « Grands Ancêtres de toutes les Tribus »), mêle la fiction et la réalité, l’improbable et le probable, effectue des connexions que la raison jugera invraisemblables. Le narrateur-conducteur s’en amuse comme un fou (« c’est une grande vacuité bienheureuse que cette entreprise d’un monde »). À l’instar du Nautilus, le livre est à la fois vaisseau et monde. Et tout comme le héros d’Homère ou celui de Cervantès, le lecteur s’égare dans cette cosmographie apparemment incohérente et trop grande pour lui, dont il appert toutefois que la complexité en est savamment maîtrisée ; ce monde est une construction mentale patiente et phénoménale. Les siècles et les horizons sont confondus en une instantanéité de 836 pages. Le génie de cette œuvre est l’émission d’un chant général d’une telle attraction que le lecteur est irrésistiblement happé par l’absence de l’auteur, « à la fois Nous & On, exception neutre, hors sujet, coïncidences géographiques, collisions de mots », et erre dans l’absence, isolé et mouvementé dans un vide plein de bruit et de fureur mais rempli de significations ; en cette expédition sans aboutissement, ce voyage sans terme, il est pris dans un « dehors du récit » Total.

C’est un livre erratique, labyrinthique, démesuré et grandiose, au cœur d’une construction planifiée et méticuleuse qui traverse les années et divers arts (écriture, peinture, vidéo, photographie, sculpture, son)1, qui s’amplifie infiniment au fur et à mesure de sa progression et du retrait de l’auteur anonyme de sa propre œuvre.




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Mettray éditions
836 p., 29,00 €
couverture

1. La sphère d’Onuma Nemon est une galaxie telle, que le lecteur tirera profit de se perdre un peu plus en effectuant un détour par son blog éponyme.