Revue des revues

 
par Yves Boudier

PLI
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D’un format classique et d’une esthétique volontairement sobre, cette revue est le fruit du travail de l’association Pli (soutenue par la région Pays-de-la-Loire). Elle accueille une vingtaine de contributeurs, aux écritures diversifiées, ainsi que des photographies et travaux plastiques. Description fort classique certes, mais les surprises nous attendent dès l’ouverture du numéro et à la fois l’audace, la liberté du ton d’une réflexion poétique-politique sans souci d’unanimité ou de la moindre concession nous saisissent dans une forte et pertinente continuité avec la livraison précédente (février-mai 2016) qui, elle, ouvrait ce chantier attentif à ce « Quelque chose en train de naître (…) Le monde ou rien (…) dans une société “au bout du rouleau” » dans laquelle « Tout doit être jeté dans le bouleversement passionné de cet ordre finissant. Il [serait] grand temps de repartir à l’assaut du ciel ». Ainsi, sur ce terrain se joue la rencontre excitante d’une parole politique héritière sans fascination d’un situationnisme bien pensé et revisité avec la puissance polymorphe du geste et de l’acte artistique et poétique. Cette articulation qui fut, rappelons-le, la pierre de touche dans le passé de revues comme Change ou Action poétique, revient en force et interroge de nouveau les leurres contemporains qui tentent de nous convaincre que nous serions dans un au-delà de cette problématique essentielle qui lie Histoire et écritures. Et, à rebours de revues contemporaines qui ont choisi formellement de mettre en scène ces lignes de ruptures, ces clivages et ces bouleversements sociaux avec une maquette exubérante et des contenus de lecture se voulant un détournement des codes du capitalisme culturel sans toujours parvenir à s’en détacher, Pli fait le choix d’une forme sans excès et au fond respectueuse des questionnements du lecteur. Les effets éventuellement surprenants, voire violents, produits par les textes et les images elles-mêmes et plus encore par leurs rapprochements parfois inattendus, tant dans les contenus que dans les formes, sont d’autant plus forts que se déroulant dans un espace apparemment apaisé. Ainsi, depuis l’important cahier spécial de vingt-cinq pages consacré aux poèmes de Michele Zaffarano (Todenstrieb), depuis les photographies du Groupe Rembrunir, le travail iconique de Patrick Mosconi (Misère des Baby-boomers) du numéro précédent, nous poursuivons le parcours critique de ce « projectile littéral » avec, par exemple, Jean-Marie Gleize, Liliane Giraudon, Mohamed Ben Mustapha, Luc Bénazet, Julien Blaine, Virginie Lalucq, Esther Salmona, Claude Favre, Jérôme Bertin ou Vannina Maestri, tous dans le sillage de la dernière ligne de la page quatre : « Le Parti Imaginaire sera dès lors la forme d’apparition du prolétariat », que l’on se permettra de transformer en « poétariat ». Le détournement graphique de plusieurs célèbres Gueux (Jacques Callot, 1622) effectué par Erwan Keruzoré confirme ce qui fonde les parti-pris de cette revue fort intéressante, soucieuse assurément de décliner et d’interroger les plis passés et contemporains de notre histoire politico-poétique.

Place de la Sorbonne

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L’extrême sobriété de la conception graphique de cette revue met en pages avec un profond respect les différentes contributions qui obéissent à un sommaire lui-même très précis. De l’éditorial à l’index final, on croise un invité (Michel Murat, dont la lucidité critique est en l’occurrence remarquable), on se fait témoin d’un entretien avec un « chercheur de trésors littéraires » (Antoine Jaccottet, éditions Le Bruit du temps), on retrouve ou découvre treize poètes de langue française (parmi lesquels Willliam Cliff, Jacques Demarcq, Pierre Dhainaut, Juliette Perrin-Chevreul… riche alternance d’auteurs aux écritures peu comparables – c’est là l’une des richesses de l’ensemble –), puis on entre dans le labyrinthe des langues du monde avec six poètes, l’argentin Arnaldo Calveyra, l’équatorien Mario Campaña, les autrichiens Reinhard Priessnitz et Andreas Unterweger, l’allemande Ginka Steinwachs et le slovène Tomaz Salamun. Le travail des traducteurs, par exemple celui en miroir de Christian Prigent et Alain Jadot, justifie parfaitement la publication bilingue des poèmes.
Les rubriques Contrepoints, Vis-à-vis et Échos nous offrent, parmi d’autres, un texte de James Sacré « sur » une toile de Mustapha Belkouch, des poèmes d’Yves Broussard, une étude orphique d’Irène Gayraud ou un texte très étonnant d’Alain Frontier, La Mer d’Iroise. Enfin, avant les pages de comptes-rendus, on s’arrêtera avec émotion De l’autre côté du miroir sur les textes précis et sensibles en hommage à Gilbert Baqué, Jean Joubert (Pierre Maubé), Claude Michel Cluny (Jean-Yves Masson), Bernard Heidsieck (Jean-Pierre Bobillot), Denis Roche (Jean-Marie Gleize) et Tomas Tranströmer (Svante Svahnström). « Orphée vient de mourir. Une nouvelle fois. Il renaîtra donc, comme le veut la légende, si profonde, mais il n’aura plus jamais ce visage. Chaque poète digne de ce nom est Orphée » : ainsi l’écrit avec pertinence Jean-Yves Masson pour saluer Claude Michel Cluny. Le propos nous convient, dans sa justesse et son optimisme.
En peu de numéros somme toute, six, Place de la Sorbonne a trouvé son rythme et sa place dans la galaxie des revues, avec en son cœur un cahier de photographies « livresques » d’Yves Muller : « le livre est mon sujet de prédilection parce qu’il partage avec la photographie cette folle ambition d’arrêter le temps ». Vertu de la poésie ?

Slot

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Éditée par Luc Bénazet, ce double A4 plié-encarté est une revue suédoise « mensuelle qui paraît en automne. Au printemps, Slot paraît en français ». Cette livraison printanière nous présente, entre deux captures d’écran (titre et générique), le relevé des sous-titres du film Palio Sam Noge, I burnt legs, réalisé par Srdjan Vuletic en 1993, texte écrit en anglais. Question de distance intime, travaillée par la violence des corps amputés qui à leur tour amputent le regard que l’on porte sur un monde en guerre. Comment faire « a firm, big snowball » lorsqu’une main manque ? Que sait-on du contenu d’un sac sortant du bloc opératoire ? Comment savoir, à travers la distance qui nous sépare des corps à l’image TV, s’ils sont « alive, or dead or wonded, bleeding ». « Every person has become a / closed entity onto itself. / So, when did I first notice / that Ive become insensitive ? »

de(s)générations

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Extraits de l’édito : « … Car il y a bien un moment où l’on ne peut plus croire ce qu’on nous raconte et où l’on ne veut plus être parlé par ces gens [droite / gauche]. Et c’est, en réalité, un moment heureux puisque nous devons alors compter sur nos propres capacités pour définir le monde. (…) Ce faisant, nous pourrons partager d’autres évidences en commençant simplement par dire ce à quoi nous tenons. » Propos relayés par ce quatrain de Baudelaire cité par Julien Coupat & Eric Hazan, « Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent / Pour partir, cœurs légers, semblables aux ballons / De leur fatalité jamais ils ne s’écartent, / Et, sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons ! », véritable art poétique devenant art politique, comme en témoigne Manuel Joseph avec Mais c’est fini, ça. c’est fini, poème coup de poing lyrique et lucidement désabusé, brassant les événements selon la rétro-perspective ouverte par Alain Badiou dans Notre mal vient de plus loin (2016). On le comprend, un chantier s’ouvre qui tente un dépassement critique et radical des analyses fertiles de Jacques Rancière de la notion de démocratie. Faire le deuil de la politique dite classique, renforcer le courant qui est appelé « l’ultra-gauche » ? Les moyens sont modestes, les auteurs de ce n° 25 en conviennent, mais ils ont la qualité de ce qui fait encore défaut en actes, une réelle capacité d’épellation historique et critique des temps proches qui nous ont conduits dans l’impasse contemporaine, la force d’interroger, par exemple avec le travail iconographique de Nicolas Daubanes et Guillaume Greff, la solitude désespérée et désespérante des espaces urbains, quasi-figurations ordinaires des nœuds carcéraux qui nouent et étouffent nos sociétés post-modernes. Il n’est que de lire les Lettres de prison de Rosa Luxemburg commentée ici par Alexandre Costanzo, ou le texte de Véronique Bergen, Paroles de Roms, pour en faire à son tour l’expérience et « se mettre au boulot », pour citer Philippe Roux.

Celebrity Cafe

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La rédaction présente le travail de cette épaisse et belle revue selon l’axe suivant : « La revue se veut le témoin d’un déplacement du contexte littéraire depuis l’apparition d’autres technologies de transmission du savoir que celle, exclusive, de l’imprimerie. La revue Celebrity Cafe sur papier est dans le prolongement et en remplacement de la revue sur support numérique Son@rt à cause de l’obsolescence accélérée des technologies. (…) Revue qui va dans le sens de cette transparence du monde vers une écriture qui sort du tout-typographique, du tout-littéraire, privilégiant l’usage de la capture d’écran, donc un mélange typographie / images dans la suite de la Poésie visuelle, en utilisant toutes les démarches que permettent les nouvelles technologies de l’ordinateur et du réseau ».
Les quelque quatre cents pages qui suivent cette déclaration d’intention proposent un très grand nombre d’exemples, d’analyses critiques, d’entretiens, de synthèses, d’images, d’actions qui toutes confirment, renforcent et souvent orientent vers un dépassement prometteur les fondements de chaque démarche. Quarante-quatre « signatures » patrimoniales aussi bien qu’extrême-contemporaines constituent ce volume, dont de nombreuses problématiques obéissent à l’actualité des effets d’œuvres du passé (Raoul Hausmann en échanges épistolaires avec Pierre Garnier, Ezra Pound dont on découvre la correspondance inédite avec Kitasono Katué) sur les écritures et les créations d’aujourd’hui, telles celles de Philippe Boisnard, Sylviane Gouirand, Nicole Caligaris, Rudiaga Cadoni, Michel Giroud, Pierre Tillman ou de Jacques Demarcq. Jacques Donguy et Jean-François Bory sont très largement à l’ouvrage dans ce numéro dont ils sont les concepteurs, les porteurs. La qualité et l’originalité des différents entretiens qu’ils ont conduits avec, par exemple, Bernard Aubertin, Pierre Mariétan, donnent à réfléchir sur les outils polymorphes de la création contemporaine. Parallèlement, Eduardo Kac converse longuement avec Wlademir Dias-Pino, poète artiste né à Rio de Janeiro en 1927, qui passe ici en revue « une vie entière consacrée à la subversion du statu quo et à la création sans limites » dans un long et très riche entretien traduit du portugais par Jacques Donguy, De la poésie concrète au poème / processus. Sans reprendre souffle, on enchaîne avec une étude historique et critique du Mouvement d’Art Porno, 1980-1982, une avant-garde brésilienne, du même Eduardo Kac qui en fut l’instigateur et qui conclut en soulignant combien aujourd’hui « la relation entre pornographie, esthétique et politique a considérablement changé depuis la fin du Mouvement en 1982 ».
Par ailleurs, on découvrira les pages consacrées à l’ouverture d’un nouvel espace, Le Lieu des Idiotes, avec à sa suite les photographies de Visons Tempoème de Sarah Cassenti, saisies lors d’une récente performance au Générateur de Gentilly.
En presque clôture de ce numéro roboratif, avant l’ensemble très rythmé rassemblé par Jean-François Bory, Archives et documents, 1969 et années suivantes, on lira plusieurs fragments inédits de Walter Benjamin, issus de brouillons accompagnant trois textes publiés chez Christian Bourgois en 1998. Ainsi, dans Le bon écrivain : « Le don d’un bon écrivain, c’est qu’il procure à la pensée, par son style, le spectacle d’un corps intelligemment entraîné. Il ne dit jamais plus qu’il n’a pensé. Écrire tourne ainsi, non pas à son bénéfice, mais au seul bénéfice de ce qu’il veut dire ».
À méditer.

Faire part

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Quarante-cinq collaborations sous forme d’entretiens, de souvenirs, d’analyses, de témoignages, de poèmes adressés, de photographies, de dessins…, pour évoquer, valoriser, replacer dans leurs contextes passés l’héritage poétique de Gil Jouanard, toujours actif dans le compagnonnage de Pierre Michon ou de Jean-Loup Trassard ou dans la postérité d’un Julien Gracq, voire d’un Nicolas Bouvier jamais nommé mais souvent présent en filigrane. Voici le cœur polymorphe de ce numéro monographique, précédé d’une douzaine de textes de l’auteur invité et conclu par une autobiographie, L’enfant au carré d’herbe, dans laquelle l’évocation des racines géographiques, historiques, littéraires et politiques se mêlent à un discret règlement sans amertume de quelques comptes au fil d’une vie en littérature et animation d’institutions culturelles. Pour comprendre le parti-pris de ce numéro, il faut regarder les pages 26 et 27, en vis-à-vis, l’une présentant le célèbre tableau de Caspar David Friedrich (Le voyageur contemplant une mer de nuages, 1818), l’autre une photo en pied de Gil Jouanard, non pas appuyé sur son bâton de marche mais l’épaule épousant le montant d’une bibliothèque. L’un nous tourne le dos, (qui est-il, sinon l’avatar en négatif de nous-mêmes qui regardons le tableau ?), l’autre, le poète, nous souriant droit dans les yeux, nous offrant, fidèle à son écriture, « une mnémo-poésie de l’instant » comme l’écrivent les acteurs de la revue.
Si James Sacré remercie chaleureusement Gil Jouanard, « Oui, ses livres nous emmènent toujours dans une marche au bord du monde, au bord des choses, une marche à la fois active et pensive », Jacques Réda joue de l’anagramme (Il joua grand) et souligne son art « d’épingler l’instant ». Bernard Plossu offre une superbe suite photographique traversant quelques villes du sud tandis qu’Astrid Waliszek, en écho quasiment à ces superbes images, affirme qu’il y a dans l’écriture de Gil Jouanard « la légèreté de l’extraterritorialité, la grâce de ceux qui entrent dans la langue de biais, le jeu d’un entre-deux mondes […] quand il n’est que de ce léger étêtement pour devenir la vivante nappe de brume qu’il décrit, la goutte de pluie qu’il retient dans sa main, les notes de Schubert s’égrainant. » Ainsi se conjuguent sans s’opposer les interventions d’amis, de lecteurs et de peintres. Certains évoquent une dette, un souvenir marquant, d’autres apportent comme chacun d’eux sa pierre sur le cairn, un poème, une image. Ludovic Janvier quant à lui questionne, pose sous les yeux et la voix de Gil Jouanard une série de mots, l’occasion d’affirmer des passions, des méfiances et quelques détestations. Et, pour faire une pause émouvante, il convient d’entrer dans la suite de dessins (Encre de Chine et cire sur papier, 2015) de Jean-Gilles Badaire. Puis, reprendre le parcours, s’entretenir avec l’auteur par l’entremise de Jean-Gabriel Cosculluela, « Un instant vécu avec intensité suffit à ensemencer le terreau de mon présent », et revenir à cette autre dimension de Gil Jouanard, engagé en amitié et en politique aux côtés de René Char dans le combat autour du plateau d’Albion, ou revenir vers l’infatigable créateur de lieux et d’institutions culturelles dont l’héritage n’est contesté par personne et sert de modèle aux acteurs d’aujourd’hui. Enfin, mais c’est un choix parmi d’autres contributions, lire le commentaire précis et profond de Gil Jouanard lui-même sur les peintures d’Alain Pontecorvo : « Ce qu’il peint existe et c’est de l’existence qu’il s’agit, plutôt que de l’apparence ». On pourrait prolonger en parodiant, « ce qu’il écrit existe… » et reprendre avec lui ses propos : « M’être dit mes quatre vérités m’aura largement suffi ».

Jef Klak

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L’ambition de ce projet se donne pour but d’aller au bout de la comptine Trois p’tits chats. Après donc Marabout et Bout d’ficelle, voici Selle de ch’val. Quelques explications : Jef Klak, androgyne végane et marqué(e) par une enfance qui le / la conduit aujourd’hui à mener « des actions de sabotage contre la vivisection », il-elle « aimerait bien être une mésange pour s’envoler de sa chienne de vie ». Les comptines occupent une place privilégiée sûrement dans son histoire, ainsi que l’art de la liste. Par exemple, dès le seuil de la revue, le lecteur est conduit à « rayer la mention inutile ». La ligne éditoriale est-elle « postmoderne, révolutionnaire, libertaire, anti-industrielle, anarchiste, communiste, oulipienne, surréaliste, intersectionnelle, queer, décoloniale », à défaut d’être « courbe » ?
La réponse, au terme de la lecture de cette livraison foisonnante, n’en sera que plus difficile, plus complexe encore tant les propositions et les pistes sont abondantes, différenciées et souvent heureusement déroutantes. Le principe qui gouverne ce travail (mais peut-on parler de principe en l’occurrence ?) est l’apposition, la mise en coprésence de textes, d’images, de photographies qui jouent de l’alliance et / ou de l’opposition, à la fois dans les choix tant esthétiques et iconographiques que formels ou poétiques. Partagée en deux parties, l’une « Thème selle de ch’val–Brider / Débrider », l’autre « Hors thème », il vous faudra prévoir de prendre votre temps pour parcourir cet ensemble inattendu qui nous présente, en plus de quarante-cinq contributions et sans compter les nombreuses pages d’images, d’illustrations ou de cahiers photos, une approche critique documentée et souvent audacieuse des bonheurs et des affres de notre cohabitation avec les animaux, « compagnons de vie, collègues de travail, marchandises, matières à penser » qui partagent notre monde. « Sans se caresser dans le sens du poil, Jef Klak s’est reposé la question de ses rapports avec les bêtes : contraindre ou libérer, enfermer ou contempler, brider ou débrider ? De quoi questionner d’autres relations – de pouvoir, d’amour ou de communauté. » En effet, des confessions d’un écailleur d’huîtres soumis à des conditions de travail pénibles à un article soulignant les effets positifs des SDF sur le dressage des chiens en particulier, la revue nous étonne par sa capacité à attirer notre regard sur des situations de notre quotidien qui pour la plupart passent inaperçues dans nos villes. Parallèlement à la lecture de témoignages ou de textes de réflexion, celui de Jean-Christophe Bailly par exemple, « Contre l’animalité », ou celui de Thierry Hoquet, « Les affinités éclectiques. Variations autour de la notion de zoophilie », ou encore celle des pages d’Aurélien Leif à propos des Trois métamorphoses, premier des discours de Zarathoustra, on appréciera la pertinence de l’iconographie polymorphe qui voisine avec la part écrite du volume, en particulier les photos de George Shiras, de Pieter Hugo, celles de Frédéric Fontenoy ou celles de Mathieu Pernot, Les hurleurs, qui témoignent au cœur de l’entretien de Clémence Durand et Ferdinand Cazalis avec Stéphane Mercurio et Chantal Vasnier sur les familles de détenus, « Il n’y a que l’amour qui nous fait venir dans les parloirs ».
Enfin, pages 266 à 269, trente-neuf strophes, du haïku à la séquence lyrique, Koimésis, fragments hellènes par Luvan, suivies de cet extrait de Jorge Roque (traduit de la revue portugaise Cäo Celeste n° 6 par Mickaël Correia) qui à mes yeux qualifie assez bien l’esprit de Jef Klak : «  Je n’ai jamais compris la distinction entre la poésie du réel et une autre, qui serait indistincte ou je ne sais quoi (la poésie des mots ? des processus poétiques d’écriture ? de l’équivoque musicalité de la langue ?). Ceci étant dit, vous ne serez pas surpris que je dise que la poésie du réel est, tout au moins dans ce que je parviens à en saisir, la poésie réelle. Le reste n’est que poésie de la poésie, ce qui n’est intégralement, rituellement, excessivement, trompeusement, rien. » Radical.
Enfin, glissez dans votre lecteur cd « Pour qui chante le coq ? », du « groupité son », collectif d’auteur.e.s-réalisateur.rice.s, pièce unique sonore construite au fil des mois de création de Selle de ch’val. « Foi d’shérif, c’rodeo collectif, on l’a fait ! »

fondcommun

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Ce numéro « Dossier zéro » est le produit d’une carte blanche confiée à Arnaud Vasseux et, comme les précédentes livraisons, il a été réalisé collectivement à Marseille, avec le soutien d’institutions, de souscripteurs complété par celui d’une vingtaine d’auteurs, éditeurs ou artistes. Grand format (24 x 32), monochrome noir et blanc, inversement folioté belles pages paires, ce cahier à la double agrafe de type calendrier propose, page à page, une alternance de documents iconiques (dessins, photos, œuvres plastiques) et de textes, tant patrimoniaux que de création. Ainsi, sur ce concept ( ?), le « zéro », on retrouve par exemple Italo Calvino, Georges Ifrah, Jean Vigo, Edmond Jabès, Christophe Tarkos, Guattari et Deleuze, Jean Eustache, Kazimir Malevitch, Raymond Depardon, Patrick Tosani, Ghérasim Luca, Henry Miller, Samuel Beckett, Henri Cartier-Bresson, Roland Barthes, Charles Péguy, aux côtés d’Arnaud Vasseux ou Jean-Luc Moulène. Approches mathématique, poétique, psychanalytique, plastique, théorique et textuelle au sens large.
Ces quelques noms, extraits d’un riche sommaire habilement présenté en deux bandes verticales étroites et autonomes en pages 2 et 3 de couverture, donnent le ton et la volonté esthétique et / ou politique de fondcommun, dont on comprend alors parfaitement le pourquoi du titre : un seul exemple, celui du texte de Péguy, très inattendu dans sa syntaxe et son contenu qui, pour ma part, m’a renvoyé à l’écriture d’un Jean-Luc Parant, absent certes de ce numéro, mais comme activé dans notre mémoire littéraire collective. Ainsi l’œuvre de Marcel Duchamp page 37, moulage sur nature d’un sexe glabre féminin, nous renvoie elle aussi rétroactivement cette fois au passé le plus lointain des figurations pariétales. Ce va-et-vient de traces des cultures mises en regard les unes des autres sur le support papier et fictivement dans l’œil et l’esprit du lecteur, est le battement de cœur de cet organe de presse problématique, qui pour paraphraser l’adjectif, problématise l’art de la rencontre et tisse ainsi les liens qui découvrent les fondements de nos histoires ou de nos querelles communes. Le zéro de la sorte s’avère être l’espace dont la vacance autorise les alliances les plus fertiles.

Arpa

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Sise à Clermont-Ferrand, cette revue (sur abonnement) n’est ni régionale, ni sectaire. Dans une tradition plutôt classique, représentée par le notable attachement de Gérard Bocholier, Jean-Pierre Farines ou Colette Minois à offrir un espace ouvert, Arpa poursuit résolument son chemin et accueille des écritures poétiques demeurées sensibles à une conception humaniste de la littérature et attachées à l’usage d’une poétique marquée par un lexique renvoyant à la présence de la nature dans ses manifestations propres ou repérables sous tel ou tel choix esthétique et langagier des poèmes publiés. Quelque vingt-cinq poètes se partagent ces pages où la sobriété de la maquette s’enrichit de plusieurs dessins de Dominique Barrot.
À noter dans ce n° 118 une lecture par Jean-Marc Sourdillon de Poèmes d’après de Cécile A. Holdban (Arfuyen, 2016), « Quelque chose bondit », évoquant « quelque chose de rilkéen, (…) le Rilke des roses des poèmes français, peut-être ou comme en écho du Weltinnenraum, “l’espace intérieur du monde” », en écho par exemple au poème ici de Brigitte Donat, L’espace d’un pas.

 

Europe

Mise en page 1

Outre les Chroniques régulières et les Notes de lecture, ce numéro se partage en deux grands dossiers, l’un consacré à Paul Celan, l’autre, de création, Longévité, pour commémorer l’année des quatre-vingt-dix ans de Michel Butor, rassemblant à l’initiative du poète lui-même sept contributions aussi bien de Keats et de Leopardi que d’amis contemporains, Le Clézio, Bernard Noël, Vahé Godel, Jean Roudaut et Frédéric-Yves Jeannet. Bernard Plossu est présent avec deux photographies, et un texte inédit de Butor lui-même sur un tableau de Miquel Barceló clôt cet ensemble anniversaire où les thèmes du temps, de l’altérité, des frontières, de l’humour et de la bibliothèque se croisent et renforcent une question latente : « Combien de temps me reste-t-il / bien malin qui pourrait le dire ». La réponse, brutale, fut donnée le 28 août 2016, alors que ce volume sortait des presses.
Les quelque deux cent quarante pages consacrées à l’œuvre de Paul Celan ne peuvent que retenir au plus haut point notre attention. En effet, nous retrouvons là à la fois des lectures et des analyses particulièrement pertinentes sur la poésie de Paul Celan et plusieurs contributions qui reviennent sur un épisode important du parcours humain et poétique du poète, celui de ses rencontres avec Martin Heidegger (à Fribourg, puis à Todtnauberg) desquelles il espérait, sans le demander explicitement, des réponses à la question profonde du rapport du philosophe à la Shoah. Comprenons bien à la lumière aujourd’hui des éléments apportés par la publication récente (2014-15) des « Réflexions (Überlegungen) » contenues dans les Cahiers noirs (écrits entre 1931 et 1948) que Paul Celan ignorait les prises de position politiques et antisémites du philosophe durant cette période tragique de l’histoire, ce qui rend d’autant plus profonde la prémonition du poète qui attendait de lui autre chose que son retour et son acharnement à ne parler que du « fétichisme philosophique du poème », selon les mots d’Alain Badiou (1989). Au-delà des pages essentielles écrites naguère sur le sens de cette visite de juillet 1967 à Todtnauberg par Jean Bollack (2006), Peter Trawny nous livre une lecture et une interprétation très convaincante et émouvante de cet épisode. Lorsque l’on fait le parallèle entre ce que le texte des « Réflexions » révèle des propos d’Heidegger (« Il faudrait demander ce qui fonde la prédisposition particulière de la juiverie pour la criminalité planétaire ») et le questionnement de Paul Celan, on mesure combien « Heidegger néglige l’exigence morale face à la Shoah (…) [méconnaissant] ainsi le fait que la Shoah est un événement qui fait apparaître la dimension abyssale de la normalité du “même” ». Peter Trawny ajoute à son analyse ces mots de Gerhart Baumannn (1986) : « Le douloureux chemin de la “Fugue de mort” à “Todtnauberg”, combien de fois Celan a-t-il pu le parcourir, sans atteindre son but ? » avant de conclure : «  La topographie poétique [de Paul Celan] demeure intacte, malgré le silence de Heidegger. Le poème le dépasse. »
La lecture de ce dossier d’importance, qui complète de manière entièrement nouvelle le précédent numéro qu’Europe avait consacré il y a quinze ans à Paul Celan, se poursuivra, sous la conduite éclairante de Danielle Cohen-Lévinas, avec la lecture d’un entretien que Martine Broda lui avait accordé en 2003, dont le titre reprend les derniers mots de la poète, « Rien n’illumine, sinon la rencontre » ; puis avec celle de Paul Audi, d’Esther Tellermann, de Jean-Pierre Lefebvre, de Bertrand Badiou, de Clément Layet ou de Barbara Wiedemann, avant d’aller à la rencontre saisissante du commentaire d’André du Bouchet sur la traduction de « Todtnauberg », publiée par Bertrand Badiou et Jean-Claude Rambach dans Contrainte de lumière, (Belin, 1989), « chose tombée du ciel, et pourtant ce n’était que de la neige. »
Ce numéro se referme avec une note de Karim Haouadeg sur le livre de Stéphane Mosès, disparu en 2007, Approches de Paul Celan, qui reprend aux Éditions Verdier un ensemble d’articles « d’une qualité qu’on hésitera pas à dire exceptionnelle », articles à travers lesquels on mesurera à quel point fut déterminante la volonté de Paul Celan de restituer à la langue allemande la possibilité de nouveau de donner accès à la pensée, au sentiment et partant au poème, sans exclure cet effet de distance que l’histoire tragique impose à toute réflexion de cet ordre. Sur cette question cruciale « d’une langue décomposée et minée de l’intérieur » qu’il s’agit de relever, il souligne que Paul Celan s’inscrit dans la lignée du souci qui fut celui de Goethe, d’Hölderlin ou d’Ingeborg Bachmann, tout entier contenu dans ces mots : « Que faire de l’écart entre l’homme et l’homme ? »




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PLI
projectile littéral
N° 6
128 p., 15,00 €
Place de la Sorbonne
Revue internationale de poésie de Paris-Sorbonne
N° 6
Paris Sorbonne / ESPE
315 p., 15,00 €
Slot
N° 12
« Palio Sam Noge »
Chateaux
8 p., 3,00 €
de(s)générations
N° 25
« Par-dessus bord »
Jean-Pierre Huguet Éditeur
104 p., 12,50 €
Celebrity Cafe
N° 2
Les Presses du réel
418 p., 18,00 €
Faire part
N° 34 / 35
« Gil Jouanard, contemplateur itinérant »
338 p., 25,00 €
Jef Klak
Revue de critique sociale & d’expériences littéraires
N° 3
« Selle de ch’val »
320 p., 16,00 €
fondcommun
organe de presse problématique
Sixième parution
48 p., gratuit
Arpa
Revue de poésie et de littérature
N° 118
106 p., 12,50 €
Europe
N° 1049-1050
« Paul Celan »
386 p., 20,00 €