Denis Thouard : Et toute langue est étrangère / Pourquoi ce poète ?

 
par Tristan Hordé

Les deux livres demandent sans doute un effort au lecteur, mais ils sont l’un et l’autre passionnants par la manière dont chaque sujet est abordé. Wilhelm von Humboldt (1767-1835), anthropologue et linguiste, est un des pionniers dans les recherches sur la diversité des langues, recherches inscrites dans le cadre de la grammaire philosophique, en continuité donc avec la grammaire de Port-Royal du XVIIe siècle. Cette diversité l’a conduit à reconstruire la grammaire d’une trentaine de langues qui en étaient dépourvues (sans jamais établir de hiérarchie entre elles) et à poser un problème crucial : toute langue étant une individualité, comment passer de l’une à l’autre ? Humboldt distingue dans le langage une partie intellectuelle, qui renvoie à une grammaire universelle s’imposant à toutes les langues, et une partie imaginative caractérisant l’individualité des langues – d’où le fait que chaque langue développe une « vision du monde ». Mais si les langues sont bien des symbolisations mettant en œuvre les grandes fonctions du langage, la traduction est possible, à condition que l’on comprenne qu’elle s’opère dans l’interprétation, et non dans l’identique.

On sait que Celan était attentif aux écrits philosophiques, ce n’est pourtant pas pour cela que des philosophes, notamment Gadamer, Derrida, mais aussi Lacoue-Labarthe, Badiou, ont privilégié Celan pour écrire à propos de la poésie, le caractère radical du projet du poète, son apparente opacité en faisant un modèle. Cependant le discours des philosophes s’appuie en l’occurrence de préférence sur des fragments de poèmes lus hors de leur contexte. À partir de là, on peut, par exemple, disserter à propos d’une « parole authentique », susceptible de dévoiler un « vérité de l’être » (Heidegger). Ce parti-pris a pour conséquence de rompre tout lien entre la poésie et le moment, le lieu où elle s’écrit : la poésie et l’ensemble de la littérature perdent leur relation à l’histoire. Or Celan a écrit son œuvre contre toute la tradition poétique, comme une réponse et une réplique à l’extermination des Juifs. Denis Thouard non seulement lit de très près les interprétations des philosophes, mais il propose la lecture précise de deux poèmes de La Rose de personne et montre clairement que « c’est par la langue (…) que la philosophie, que la politique même, s’invitent dans le poème ».




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Et toute langue est étrangère
Le projet de Humboldt
Les Belles Lettres
« Encre marine »
376 p., 37,50 €
couverture
Pourquoi ce poète ?
Le Celan des philosophes
Seuil
« L’Ordre philosophique »
208 p., 19,00 €
couverture