Hubert Lucot : Sonatines de deuil

 
par David Lespiau

Muse continue

Cela pourrait être une interrogation sur la mort comme forme, sur la vie comme forme, au-delà ou en deçà de ces notes1. Un même mot, « sublimation », ouvre et ferme le livre, qualifiant « L’absence non douloureuse d’Anne-Marie », A.M., la compagne et la muse de l’auteur, à la première ligne du journal, le 1er septembre 2012, puis la dispersion des cendres d’Aliette, la sœur de l’auteur, le 7 novembre 2013, dernière date du journal. Entre ces deux décès, le « sillon », le « sillage » n’est plus ici perceptif et mémoriel – rubans et courts-circuits temporels, tout le travail d’Hubert Lucot – mais factuel ; un deuil précède un autre, se fond à lui, se poursuit, se dissout. Cancer, décès, dispersion de cendres, deux fois. « Le SILLON : le devenir a créé une forme. »2 Le livre retrace cette boucle qui voit une disparition redoublée, soit formellement remplacée par une répétition, dans le vertige continu du journal. Dates et heures de faits quotidiens, remarques solitaires, rhizome des rencontres et échanges, plaisirs et soucis amicaux ou familiaux (esquisses lucides mais sans cruauté de tout l’entourage), trajets et déplacements physiques à Paris, séjours d’été à Soulac… – journal direct, sans pathos, souvent troublant ; qui pourrait paraître parfois dérisoire mais qui, après un décès et jusqu’à un autre, est ouvert juste au bord du vide3. Jusqu’à en constituer une variante, une nuance de couleur, de tonalité, face au spectre d’un infini monochrome et silencieux. Ou : « le fond invisible de ce qui est »4. Tonalités et mesures de ça, presque rien face au néant, poursuivies dans l’écriture quotidienne de neuf sonatines – titre du livre et de ses sections, qui emporte avec lui un mélange de tristesse et d’humilité dans la composition ; une tristesse plus exactement dépassée par l’humilité, et ainsi renversée. De ces fragments d’harmoniques, moments présents et / ou en résonnance avec le passé, la partition est sans fin. « J’invente aujourd’hui l’expression “réminiscence polydactyle” : le monde me donne des touches A.M. que le bout de mes doigts détecte. »5 Réminiscences A.M. et leur symétrique, absence d’A.M. (d’âme, dame) dans un décor connu6, qui impliquent une relecture / réécriture de tout sur un nouveau clavier. Prose simple et nue, vive. Tandis que les connexions mentales – traces et graphes mnémosynes – dans les livres d’Hubert Lucot, emportent souvent la forme de la phrase, la compressent et la tordent sous la vitesse des réminiscences7, la syntaxe est ici respectée. Comme un ralentissement ? Composition simple, tempérée. Une pause dans l’expérimentation formelle8, pour se rapprocher d’autre chose. Quand la poésie serait : accélération, compression, vie nouvelle ? Et la prose, le récit, le deuil : ralentir, refaire, revoir ? L’abaissement du rythme – forme découpée dans le temps – reparcourt clairement tout le spectre de la perception présente et passée ; la fait durer. Densité de ce texte, du livre, des livres. Vision9 des cartons d’Autobiogre d’AM 7510, réédité, juste livrés chez l’éditeur à côté de ceux de Je vais, je vis, journal de la maladie d’A.M. Ou présence concrète des textes devant une femme disparue. Accumulation et mise en forme du réel vécu, par l’écriture, comme moyen de dépasser le fini. Même si on ne sait plus de quoi l’écrit est la sauvegarde. D’une personne aimée et morte ? Ou du fait même d’aimer, de penser, de vivre, et de « l’instinct de plaisir »11 – énergie vitale, dont cette écriture fait partie.




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P.O.L
336 p., 19,80 €
couverture

NDLR : Cet article a été écrit très antérieurement au décès d’Hubert Lucot, survenu le 18 janvier 2017.

1. « Jeudi 4 avril (…) Mon plaisir se porte spontanément sur Deuil. Titre trop sec ; depuis plusieurs jours je penche vers Notes de deuil. À 18 h 56, je me suis « vu » prononcer : Quelques notes de deuil, sonate, ou sonates. » (p. 71).

2. p. 192.

3. « Dimanche 23 juin. Réveillé à 9 h 02, je fais un effort considérable pour me lever et descendre écrire : “Il est étrange d’être. L’état le plus normal est le néant”. » (p. 127).

4. p. 326 (derniers mots du livre).

5. p. 55-56.

6. « 20 mai (…)19 h 02. Deuil. Le massif d’arbres noirs au centre du square : toute disparition (ce soir, d’un parapluie acide), ou plutôt le cadre immuable marquant l’absence d’un être apparu, me touche plus profondément que naguère. » (p. 101)

7. « Une fois encore, je distingue réminiscence (richesse) et nostalgie (misère). La réminiscence enrichit et explique le présent, la nostalgie vise à l’annuler. » (p. 47)

8. « La simplicité du texte, qu’on pourrait juger non lucotien, met à nu des traits originaux de la sensibilité lucotienne. » (p. 65)

9. p. 266.

10. « Ce soir, ma remémoration s’étend à mars 1975, quand je compose à Paris Autobiogre d’A.M. 75 dans une bande à plusieurs pistes qui atteindra 13,60 mètres de long » (p. 43).

11. p. 203.