Franz Fühmann : L’auto des juifs

 
par Michel Ménaché

L’auto des Juifs réunit quatorze nouvelles autobiographiques construites dans la proximité de quatorze journées qui, de 1929 à 1949, marquèrent l’Histoire du XXe siècle. Vingt années de la vie de cet auteur allemand originaire des Sudètes qui fut successivement membre des Jeunesses hitlériennes, activiste des SA, enrôlé dans la Wehrmacht, prisonnier des Russes dans la région du Caucase, rééduqué dans une école antifasciste de Lettonie, avant d’être libéré et rapatrié en Allemagne. Il dira plus tard : « J’ai été en quelque sorte projeté sans transition du national-socialisme au stalinisme et, dans ma vision du monde, je n’ai fait dans un premier temps qu’inverser les signes. »

Le premier récit qui donne son titre à l’ouvrage évoque la panique des enfants entretenue par la légende antisémite du pain sacré des Juifs composé avec le sang de fillettes égorgées. De la peur des Juifs à la peur des Rouges, le jeune Franz s’en remet corps et âme à « un dieu de l’Histoire ». Il jure fidélité au Führer, encouragé par la propagande de Goebbels fondée sur le mensonge. L’invasion de la Tchécoslovaquie après l’annexion des Sudètes, négociée à Munich, ouvrant la voie au pire : « L’histoire avançait de son pas d’airain. » L’élite de l’Europe affrontait les sous-hommes, élargissait son espace vital. Combat de Siegfried contre Attila, « demain commencerait l’anéantissement du bolchevisme ». Les nouveaux seigneurs marchant sur Moscou rêvent de « se remplir la panse de caviar ». Mais avec l’hiver russe, les illusions près de Kharkov commencent à se fissurer. Franz est témoin de l’embarquement d’un convoi de femmes déportées sans chaussures dans un train de marchandises. À qui profitent le pillage et les sacrifices ? Dans la nuit glaciale, « le silence mugissait ». Après la défaite de Stalingrad, Franz se retrouve à Athènes. Il assiste à des conférences sur le cycle des Eddas et écrit des poèmes : « je peignais des apocalypses, dans lesquelles les océans eux-mêmes s’embrasaient. » Après l’attentat manqué contre Hitler, on recherche des suspects partout, la violence aveugle fait rage, avec des mutineries, des désertions, des assassinats. « Âge de la hache, âge du loup, fracas des boucliers », lit-il, comme en écho, dans le Völupsá. En pleine débâcle, « gibier en terrain découvert », il tente d’échapper à l’avancée soviétique. Il recherche l’ombre et rampe dans une forêt semée de galons de gradés et d’insignes de la police militaire arrachés des uniformes en catastrophe : « je me roulais dans ces plaques comme le roi Midas dans l’or rouge… » Le temps des « pharaons » allemands révolu, « le Reich était dans la merde ! » Internés dans un camp de la région du Caucase, les prisonniers affectés à la construction d’une route attendent un geste de Churchill. Là aussi, les rumeurs vont bon train ! Retour au réel, Franz apprend avec soulagement les sentences du Procès de Nuremberg. En Lettonie, il s’initie à Marx et Lénine. Devenu un antifasciste sincère, libéré en 1949, il découvre Berlin : « un désert de ruines » ! Après un court passage à Berlin ouest, chez un ami, la propagande antisoviétique le hérisse : « je retrouvais Goebbels ». Il choisit de s’établir définitivement en RDA : « cette république qui était devenue ma patrie. »

Perdant encore beaucoup d’illusions, mais fidèle à ses nouvelles convictions, Franz Fühmann, poète et romancier, proche de Christa Wolf, s’opposera souvent à la politique officielle de la RDA, jusqu’à sa mort, en 1984. Du manichéisme de ses premières années, des horreurs tragiques de deux décennies sanglantes de son siècle, l’auteur de L’auto des Juifs a su tirer une magnifique leçon de vie.




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Traduit de l’allemand et préfacé par Alain Lance
Le Temps des Cerises
220 p., 17,00 €
couverture