Claude Royet-Journoud : La Finitude des corps simples

 
par Sébastien Hoët

Étrangeté des titres des livres de Claude Royet-Journoud : Le renversement, La notion d’obstacle, Les objets contiennent l’infini, Les natures indivisibles, Théorie des prépositions, … jusqu’à La Finitude des corps simples. Étrangeté qui tient peut-être en première approche à la communauté qui les rassemble et les situe, communauté elle-même difficilement posée et nommable – renvoie-t-elle à une manière de taxinomie, à un classement d’objets, à une grammaire des invariants (j’expliciterai ce nom), etc. aux prises avec les grandes distances métaphysiques – l’infini, la finitude, l’échelle quantique (le corps simple, le corps indivisible, la préposition) – qui s’éprouvent à l’horizon menaçant de quelques objets, de quelques corps, objets, corps qui paraissent eux-mêmes distribués là, ou là, pour les besoins d’une scène (au sens théâtral et cinématographique) sans signification propre, ni direction (d’acteurs ou d’intention) qui lui confère à tout le moins une cohérence, une unité fuyante ? Il y a toujours pour le lecteur de l’œuvre de Royet-Journoud un malaise1 à entrer dans un tel non-monde, ce non-monde fût-il le nôtre mais insu, invu au quotidien, car nous n’y entrons justement pas, nous sommes relégués dans les coulisses, dans la privauté, la privation, sommés par l’image, terme le plus couramment employé par l’écrivain dans son œuvre, lequel l’indéfinit, l’abîme, en en pluralisant les usages : Royet-Journoud cherche une certaine « platitude », une certaine matité, qui dédaigne l’assonance, l’allitération, l’image en son sens littéraire, en remplaçant « l’image par le mot image »2, neutralisant (dans tous les sens du terme) notre capacité naïve d’habitation du monde, du langage, et de notre propre subjectivité. Car nommant l’image au lieu de faire-image et de s’y résoudre vaguement, le monde tel qu’écrit s’antécède rigoureusement dans son « simulacre » (autre vocable important chez Royet-Journoud), et nous (qui au juste ?) sommes repoussés dans la distance, « nous avançons avec encore plus de lenteur dans ce monde disjoint, séparé d’un réel qu’on finissait par percevoir » (Finitude, p. 24). Nous ne sommes pas chez Bonnefoy – il n’y a en l’occurrence nulle présence à tenter de re-joindre, qui s’esquiverait à la défaveur du langage qui la (dé)nomme, mais « la distance est le lieu »3, qui requiert pour être mesurée, ratifiée, une « grammaire » qui fasse « entendre ce qui sourd et jamais ne fait surface » (Finitude, ibid.). Ne parlons pas de personne, mais de « personnage », c’est-à-dire de personne antécédée dans son simulacre, toujours dédoublée, autre qu’elle-même, ne parlons pas de langage, de mot, de verbe, mais plutôt de grammaire, et en particulier de « préposition », c’est-à-dire de l’entre-deux mots, invariable, invariant, et surtout neutre, ne parlons pas de monde mais de « scène », de « cadre », de « bord », et nous pourrons commencer d’approcher l’œuvre fascinante4, et donc menaçante, de Claude Royet-Journoud.




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P.O.L
96 p., 13,00 €
couverture

1. « Un malaise grammatical » dirait le poète. Cf. Les objets contiennent l’infini, Gallimard, 2002 rééd. (1983), p. 52.

2. Cl. Royet-Journoud, La poésie entière est préposition, Éric Pesty Éditeur, 2009, p. 11.

3. Cl. Royet-Journoud, La notion d’obstacle, Gallimard, 2005 rééd. (1978), p. 53.

4. Cette fascination me paraît étonnamment proche de celle qu’exerce, et à laquelle se livre éperdument, l’œuvre de Blanchot – dont la méditation sur le neutre et l’image permettent incidemment d’éclairer de biais la poésie de Royet-Journoud. Cf. notamment les pages intitulées « Les deux versions de l’imaginaire » dans L’espace littéraire. Cette proximité n’est pas étonnante eu égard aux liens explicites qui unissent Royet-Journoud et Roger Laporte.