Sophie Rabau : B. comme Homère

 
par Pierre Parlant

Au commencement, il y a un homme, Victor Bérard (1864-1931). Sur les photographies, il a le regard franc, posé, l’habit noir de son temps et la barbe bien taillée du diplomate. Au commencement de ce commencement, pour ne pas dire à l’origine, il y a aussi, sinon d’abord, l’Odyssée, et son auteur supposé Homère. Or il se trouve que l’éminent helléniste qu’est Victor Bérard a consacré quasiment toute sa vie à suivre à la trace Ulysse en traduisant et en commentant le récit de son invraisemblable périple. En tenant aussi bien ce dernier pour une invitation à rêver le plus sérieusement du monde. Comme une traduction n’est jamais vierge d’hypothèses, Victor Bérard s’est vite convaincu que l’intrigue de l’Odyssée reposait sur la description d’itinéraires maritimes que suivirent effectivement les Phéniciens. Si bien que, souhaitant le vérifier sur place, Bérard décida de partir à son tour « dans le sillage d’Ulysse » et demanda pour l’occasion au photographe genevois Frédéric Boissonnas de l’accompagner.

Sophie Rabau enseigne la littérature comparée à la Sorbonne et collabore à la revue Vacarme. On lui doit déjà Quinze (brèves) rencontres avec Homère (Belin, 2012) et avec Marc Escola, un essai, Littérature seconde ou la bibliothèque de Circé (Kimé, 2015). Sophie Rabau dit aussi d’elle-même « Je ne suis pas trop spécialiste de la réalité »1. L’ouvrage qu’elle vient de signer ici, B. comme Homère, l’invention de Victor B., prouve en tout cas que mettre en intrigue demeure son « beau souci ». Elle reprend à son compte le travail de l’illustre érudit en fondant sa propre écriture – une fiction qui doit autant à la lecture scrupuleuse, à la rigueur théorique, qu’à la joie d’en tirer le plus grand profit de manière créative – sur une analogie qui donne lieu de bout en bout à une narration instruite et réjouissante. Pareille analogie a évidemment valeur de méthode et s’énonce de la façon suivante : « Victor B. est à S. Rabau ce que Homère fut à l’homériste Victor Bérard ».

Construit en deux parties, « Victor B. l’inventif » puis « Inventer Victor B. », le livre applique donc avec une rigueur enjouée la théorie littéraire défendue par Sophie Rabau, selon laquelle l’acte de lire est « une activité spéculative » caractérisée essentiellement par l’invention. Cette lirécriture, c’est ainsi que s’appelle cette théorie, soutient en effet que l’acte de lire, loin d’être une réception passive, est toujours déjà un acte d’écriture qui suppose, là réside sa puissance, une refonte de notre rapport au temps. Il ne s’agit plus désormais de se reporter aux œuvres du passé en les considérant, depuis notre présent, comme des entités closes et réduites à la lettre de leur dépôt, mais au contraire de mettre au jour ce qui relève en elles d’une virtualité qui non seulement donne à penser, mais fait écrire. C’est ce que Sophie Rabau nomme de façon suggestive une « lecture au futur ». Et c’est précisément ce qu’elle expérimente. D’abord en revenant, sans jamais quitter le registre fictionnel, sur la méthode de Victor Bérard, à qui elle reconnaît, entre autres qualités, un génie singulier de l’« interpolation », notion un peu obscure qu’elle définit ainsi : « une extraordinaire et magique manière de lirécrire les textes ». Expert de l’interpolation, Bérard l’est en effet diablement. Disons que ce qu’a fait subir Bérard à Homère (et ce qu’à son tour fait S. Rabau à Victor B.), ce n’est pas autre chose qu’ajouter, court-circuiter, surinterpréter, se permettre d’omettre, gloser, bref négocier à partir du texte initial les conditions d’un sens (latent ?) inédit afin de lui conférer ce surcroît irremplaçable d’intelligibilité qu’accorde précisément l’invention littéraire.

Voilà un exemple parmi d’autres de cette merveilleuse et féconde délinquance. Elle intéresse en l’occurrence l’appréhension de l’espace, question absolument décisive ici puisque, comment ne pas l’admettre, une Odyssée qui se déroulerait hors-sol, se verrait privée tout à la fois de départ, de déplacement local, bref du voyage lui-même, ne tiendrait donc plus à grand-chose. « Tandis que Bérard usait ses brodequins sur les chemins de la Grèce », écrit Sophie Rabau, voici que Victor B. se mit à inventer de toutes pièces une nouvelle science, la « géographie arbitraire ». Il l’a inventée, elle fut opératoire et, le lisant, nous en devenons les héritiers. À nous de voir ce que nous pouvons en faire. Mais en quoi consiste au juste cette science ? Elle revient, poursuit Sophie Rabau, à s’emparer d’un « schéma orienté, disponible, [après] on l’applique de manière arbitraire à différentes cartes et plans – du plan du bureau où j’écris ces lignes à la carte des États-Unis ou du monde, en passant par celle de la Seine-Saint-Denis ». Le résultat est irrésistible et donne lieu à des illustrations très suggestives. Les Cyclopes se retrouvent du côté d’Aulnay-sous-bois, les Lotophages logent à Montreuil et Ithaque devient limitrophe de Coubron.

Bien que réglée – toute cette affaire n’est pas sans faire penser aux protocoles de littérature potentielle de l’OULIPO –, l’expérimentation mise en œuvre dans ce livre – Laurent Calvié qualifie très justement dans son éclairante préface cette théorie littéraire d’exercice libertaire – est dès lors en droit infinie. Si bien qu’on ne s’étonnera pas que soient, entre autres choses, évoquées l’adaptation cinématographique de l’Odyssée par Victor B. (trois photogrammes à l’appui !), projet qu’il nous revient de situer quelque part entre Méliès et Eisenstein, mais aussi bien une supposée aventure sentimentale entre Victor B. et Fred. B., le photographe qui l’accompagna durant son périple méditerranéen.

Si Victor Bérard fut un interpolateur (lui-même retourna le compliment vers d’autres), Sophie Rabau n’a décidément rien à lui envier. Dans cet ouvrage, elle imagine, agence selon son goût et ses besoins narratifs, sollicite au passage Rimbaud, joue avec les temps, les lieux et les œuvres sans jamais cesser de suivre le fil d’une mise en intrigue qui comble son lecteur, autrement dit l’invite en secret à en faire autant.




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L’invention de Victor B.
Préface de Laurent Calvié
Anacharsis
256 p. 22,00 €
couverture

1. Lire joyeusement ou comment transformer une tragédie en comédie, Vacarme, juillet 2016.