Michel Couturier : L’Ablatif absolu

 
par Étienne Faure

À l’initiative de La Tête et les cornes, L’Ablatif absolu, de Michel Couturier, rassemble aujourd’hui sept ensembles de textes écrits entre 1964 et 1985, la mort de l’auteur intervenant peu de temps après. Ce recueil, qui emprunte le titre à l’une de ses parties, est sous-titré « poésie complète » et postfacé par Jean Daive. Réuni par les efforts de Marie de Quatrebarbes et de Claude Royet-Journoud, il offre des textes restés de longue date introuvables ou inédits. Les gabarits et les formes de ces ensembles en attestent : prose, vers, fragments…
L’ablatif absolu, spécificité de la langue latine, est d’abord ce détachement, souvent concis, du reste d’une phrase, exprimant une circonstance de l’action principale. Chaque partie semble ici se rapporter à un préalable qui chaque fois diffère : « De distance en château », « Éléments de grammaire », « L’Ablatif absolu », « Constante parité », « Lignes de partage », « Ès » et « Préliminaires »… Le sentiment d’une langue étrange et étrangère à tout sens prévaut dès « De distance en château », le texte le plus ancien de ce poète, également traducteur, où les mots assemblés, agglomérés semblent proférés, psalmodiés comme des formules rituelles (ce mot qui reviendra plus tard dans les écrits de Michel Couturier avec « Éléments de rituel »). C’est donc en alerte, l’œil et l’oreille acérés, qu’on entre dans ce recueil. Une entrée pleine de turbulence verbale suivie bientôt de l’accalmie, dès le « III », « Le troisième jour », mais toujours innervée, énergique, au bord de la destruction sans cesse, de la rupture avec toute syntaxe qui voudrait l’assagir. Puis les mots dans le prolongement de l’ouvrage se resserrent (se ressaisissent ?), du moins en apparence, autour d’un sens – quand déjà se préparent des retournements : le sens se réduit, se contracte dans d’infimes fragments, pèse, insiste (parfois surligné par l’italique) puis s’exclut :

« tombe et gagne de la hauteur
                                                              empreinte
demeure insaisissable
que cette station étroite
de l’air
                                                sur la page »

Au sein de cet ensemble, « Lignes de partage » marque une lisière, une transition semble-t-il entre « L’Ablatif absolu » (qui se laisse progressivement envahir par l’espacement, un décrochage qui apparaît dès « Propos » puis « Occupations », « Épilogue », « Constante parité ») et « Ès » (où le démembrement visuel se fait plus radical). Des lignes de partage qui renouent avec une prose d’un extrême densité (« Divertissements pour l’espace-loup alité », « Eléments de rituel », « Sous le regard »).
Ce recueil de Michel Couturier se clôt par « Préliminaires ». Autant dire que la « convertibilité » et « le retournement de sens » dont parle Jean Daive dans sa postface opère à la fois dans les textes et dans la suite que composent ces écrits successifs : « Les vers ne sont pas alignés, écrit Jean Daive, ces lignes visuelles ne sont pas alignées. Les vers sont décalés, les vers ne sont pas alignés, mais espacés. Il y a espacement des mots. Il y a décrochages des lignes (qui composent ce que j’appelle “les colonnes”). […] Tout cela pour construire de nouvelles relations graphiques ou de nouvelles formes plastiques ou de nouvelles métamorphoses d’espaces géométrisés ou de nouvelles perspectives et relations avec reliefs de sens. »
Malgré les vingt ans qui séparent ces écritures, cette mise en mots « qui se concrétise à la main / avec ses trous d’air », cet ensemble « traversé par le verbe d’hiver » et aux partis pris formels alternés (des alexandrins même y passent), conserve la même voix. Nulle redite pour autant : « Le retour est contre-indiqué ; elle en reprendrait, aveuglée, les thèmes. » Une écriture d’urgence, sans retour sur ses pas, mais qui remet en circulation tous les sens – le corps. Un ensemble émouvant par les circonstances qui ont conduit à cette reconstitution, cette recomposition, et une (re)lecture qui vient à point, sous une belle couverture – ce qui ne gâche rien – dans le sillage de la non moins superbe revue du même nom. La Tête et les cornes surprennent. De nouveau.




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Poésie complète
Postface de Jean Daive
La Tête et les cornes
168 p., 18,00 €
couverture