Yvon Le Men : Une île en terre

 
par Christian Travaux

Besoin de poème, en 2006, était une lettre au père. Une île en terre, en 2016, est comme une lettre à la mère, à la mère qu’on a perdue, et à toute l’enfance qui a fui avec elle, et a disparu. Ou à tout un monde de rencontres, de gens, de gestes, qui n’a existé qu’un instant – un instant, comme un papillon, frêle et heureux –, et s’est effacé dans la nuit, et dans l’ombre, et dans la mémoire. Pourtant, à la mort de sa mère, Yvon Le Men consacre un livre. Pas un livre, mais plutôt trois : une trilogie intitulée Les continents sont des radeaux perdus, dont ce livre est le premier tome.
De courts poèmes. Des vers courts. Des pages de prose. Mais aussi bien de longs poèmes, comme ce discours de Jean-Claude, cette longue prosopopée, inénarrable, inracontable, pleine de tics de langage, « étant donné que, comme je le disais », où des bouts de vie s’entremêlent aux dialogues, où se juxtaposent des histoires, des conversations. Un poème-journal, où les mots ont tous le même droit d’entrée, où toutes les choses ont droit d’être pour qu’à l’aube de la page blanche, à l’horizon même du langage poétique paraisse un peu, un peu de la matière du monde, du réel, de notre vie.
La mère, et sa mère, en des textes désarmants de simplicité, d’évidence éluardienne, qui cherchent la mort et la traquent en embuscade, disent la vie, qui l’on fut, qui l’on a été, quand la bouche est pleine de terre désormais, les membres raidis, et le corps mort abandonné, désarmé, et enseveli. Des mains. Ses mains, qui ont replié le mouchoir que l’on déploie aujourd’hui. Des pas. Ses pas, que l’on rencontre à nouveau dans les allées du jardin. La mort. Sa mort, qu’on tente à dire, qu’on bute à dire, recommence, qu’on ne peut dire, et qu’elle ne pourra jamais lire – comme le dit Yvon Le Men.
Et, à travers ce point d’accroche du langage, un monde renaît. De proche en proche, de loin en loin, des visages, des expressions. Tout un univers reparaît, et remonte jusqu’à sa source : une sœur, une marraine, un grand-père, celui d’un voisin, une voisine, une amoureuse. Un tas d’humanités perdues – comme le dit encore Le Men – qui revit, même si ce ne sont pas des parents, pas le même monde, mais – comme il l’écrit justement – à coup sûr le même passé. Des visages qui ne sont plus, mais sont encore devant nous. Des images qui ne sont pas mortes. La vie, la vie ainsi refaite de tous ceux qui, les yeux fermés sur le monde, par-delà la mort, viennent recoudre un fil brisé. Yvon Le Men sait dire ceux qui sont « partis en éclaireur », comme il l’écrit, ceux qui ont fait tous un geste, une dernière fois. Ou même ceux qui, à 20 ans, n’ont jamais été embrassés, n’ont jamais eu femme ou enfant, n’ont pas pu. N’ont pas eu le temps. N’ont plus de temps.
Son pays est une terre de tombes. Aussi sont-ce des lieux, une chapelle ou un cimetière, sont-ce des objets, un fauteuil ou une armoire, ou une photographie, qu’il convoque, qu’il interroge. Et des contrepoints viennent briser, interrompre, le fil tendu sur quoi s’enchevêtrent les textes. Le poème est un artifice, une langue, une écriture. Mais il est aussi ce qui, seul, peut sauver ce qui s’est éteint, lorsque le monde s’est renversé, que la nuit s’est faite en nos yeux. Il est, seul, ce qui peut unir, et faire se croiser, échanger – encore une dernière fois – ceux qui furent et qui ne sont plus. Ainsi sa raison est-elle bien de garder trace, et feu de braises.
Notre vie ne tient qu’à ce fil.




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Les continents sont des radeaux perdus, I
Bruno Doucey
112 p., 14,50 €
couverture