Sabine Huynh : Kvar lo

 
par Franck C. Yeznikian

Il n’est pas fréquent d’assister à la composition d’un recueil de poésie mais lorsque je suis arrivé pour visiter les éditions Æncrage & Co, le poète Roland Chopard composait sur sa linotype un livre d’où sortit une page me dévoilant un poème appartenant précisément au recueil Kvar lo de Sabine Huynh dont jusqu’alors j’ignorais tout. La vision de cette unique page, à travers l’immédiateté de la densité de son dire, me frappa au même titre que la lecture de ce recueil cintré par le nouage fragile et violent dans la force de ses images parfois si déchirées, belles et meurtries. Le questionnement de l’héritage arrimé à toute langue est au cœur de cette voix du poème qui s’ancre dans l’expérience fondamentale et qui, de donner naissance, parfois peut opérer une renaissance consécutive. Une onde que porte en son foyer chacune des langues, proférant singulièrement le demeurant possible de l’être au monde. Le leitmotiv de Kvar lo qui vient de l’hébreu traduit un déjà plus tel que l’explore Philippe Rahmy dans une postface éloquente, la langue blessée au corps de son dire-l’être par cette origine recontractée en cet océan de langues ; origine réouverte bien que hantée par le registre du fantôme y siégeant intrinsèquement par stratification. Comment ne pas songer, voire y entendre dans cette encre des mots justement ciselante où l’on ressent l’empreinte laissée des autres langues, un quelque chose qui repasserait par cette inéluctable Sehnsucht d’une Nelly Sachs dont le mouvement des lèvres (sfataïme1) vient battre à travers les blessures de cet organe langue qui en français désigne tant le lieu de celui-ci comme celui de cette entité existentiellement expressive dont l’humain se distingue au labeur de l’exprimable. Langue avalée, langue fantôme, fruit, pluie, son intimité creusée par les moussons blessée par les guerres écartelée par les occupations, langue de l’écholalie langue d’un bonheur et d’une mère inaccessibles. Kvar lo s’impose à nous en son tremblement. Son ouvrage laisse entendre ce cri, au croisement des langues aimées et marquées qui ne cessent de relancer toute l’errance qui s’y déploie.




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Encres de Caroline François-Rubino
Postface de Philippe Rahmy
Æncrages & Co
« Écri(peind)re »
72 p., 21,00 €
couverture

1. Sabine Huynh se laisse traverser par l’apport comme avec l’amont des langues embrassées. D’origine vietnamienne, elle a vécu en France, en Angleterre, au Canada et réside actuellement à Tel Aviv d’où elle traduit aussi de l’hébreu.