Ivar Ch’vavar et Camarades : Cadavre grand m’a raconté

 
par Andrea Franzoni

ces grimaces, ces cris, ces spectres dont l’essaim
tourbillonne, ameuté derrière son oreille

Baudelaire, « Sur le Tasse en prison »

S’inscrivant dans une tradition stylistique rabelaisienne – corporéité thématique prééminente et bravades en forme d’inventions phonématiques – l’auteur collectif de ce livre semble vouloir passer en revue les trente dernières années de poésie française. Une sorte d’anthologie privée, où Ch’vavar – le crabe, en picard – et ses hétéronymes expriment, au long de plus de 500 pages, les thèmes qui leur sont chers : la folie, la Picardie, la poésie. Muni d’une structure solide, et qui est l’aspect le plus lucide de ce travail, ceci est un livre des apparences. L’anthologie (apparente) cèle en soi un roman autobiographique (apparent), où chaque nom apparu vaut pour apparition d’un personnage et d’une histoire faite de lettres, préfaces, et poèmes : « une chaussure à semoule composable » qui annonce, et en annonçant élude, le parcours du vrai protagoniste (le lecteur) dans les sentiers (qui ne mènent nulle part) de la littérature. Tout le sérieux de telle ou telle unité thématique est happé par la grimace verbale de Ch’vavar : la sacralité du fou se dissout dans la nullité du normal, le comique se renverse en vulgarité, l’expérimentation d’avant-garde devient attestation spectrale d’un temps passé (la première édition est de 1983).

Une critique du moi littéraire ? On ne saurait le dire. On peut seulement noter ici un fait : au lieu de se réduire à l’essentiel avec les années, le corps littéraire tend à remplir sa substance, gonfler ses parois et pousser à l’excès sa nature.1 Gargantua, oui, mais subissant l’accélération spatio-temporelle de notre temps ; ce qui signifie accroissement démesuré de toutes ses matières et idées, et perte conséquente de leur signification. Récit de cette perte — non d’identité mais d’identification – Cadavre Grand... est un livre très honnête (si honnête que son mensonge passe pour évidence), où tout le tourbillon de la génération du post-poème apparaît sans réserve : disparition du lyrisme / apparition de l’autobiographisme objectif ; intérêt pour le local ; scénarisation métrique-rythmique du poème ; tendance irrésistible au maniérisme formel et de facette où les contenus, perpétuellement reportés, sont passés sous silence, dans l’aura du ‘non-dit’. Par la relation avec son voisin / miroir, tout auteur est alors confronté à sa désillusion / reflet : désillusion qui correspond au leurre de la création (celui de faire ‘réalité’), et qui invite à créer depuis notre propre « nullité intéressante » sans inquiétude : ce sera l’expression qui proposera ses propres frontières. « Il n’y a rien à faire avec l’écho, il faut le supporter ; bouillir avec » (Alix Tassememouille) : un livre comique, mélancolique, de par ses apparences.




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Anthologie de la poésie des fous et des crétins du nord de la France.
Le Corridor bleu / Lurlure éditions
522 p., 32,00 €
couverture

1. Voir à ce propos les notes de lecture de Laurent Albarracin, sur Poezibao, et de Nathalie Quintaine sur Sitaudis.