Paul Celan, la poésie, la musique. Avec une clef changeante

 
par Siegfried Plümper-Hüttenbrink

Ce collectif est à prendre en forme de labyrinthe ou de chambre d’échos. Nombres d’enseignants y sont de passage pour sonder le corpus celanien et interroger son rapport à la musique. Un rapport qui se joue sans doute entre la voix et l’envoi ? Un envoi vocatif, quasi destinal, et sous l’emprise duquel le poème celanien trouve obscurément à se dire. Mais si crypté qu’il puisse paraître, il s’ouvre toutefois à la tentative d’un dialogue avec l’autre. Il signe même un échange, et qui restera tacitement tu. « Un Dire sans dit », selon Emmanuel Levinas, et qui peut s’avérer élémentaire comme l’est une interjection vocale ou un serrement de main. Aussi exclut-il tout commentaire annexe et qui ne ferait que l’occulter. En dernier recours, le poème, qui est toujours solitaire, est « le dernier à parler » et en se passant de tout témoin. Sa véracité tient à une véridiction. Et sa survenue est liée à un pur envoi vocal, mais qui déchante et reste sans voix. Un « Stimmlos-stimmhaftes » – comme le notera Paul Celan lui-même dans Le Méridien – et dont la tonalité césurante, lacunaire, et comme câblée en morse, s’entend à partir de cette  renverse de souffle qu’inaugura en 1967 le recueil Atemwende. Renverse dans la foulée de laquelle les énoncés auront soudain un impact quasi télégraphique, émis en dernier recours, à l’instar d’un appel ou d’un signal de détresse.

Et si  le poème celanien fait appel, vocativement, s’il se met ainsi en chemin et en quête d’une inflexion vocale, il semble toutefois se dérober à toute mise en voix au dire de certains compositeurs. Car comment rendre vocal le « sans-voix » qu’il est ? Comment accéder par l’oreille au « Stimmlos-stimmhaftes des Gedichts » ? Comment faire pour que l’ombre projetée d’une voix se profile encore sur fond de silence et rende le poème « stimmhaftig », doué de voix, susceptible d’invoquer ou de conjurer des voix, alors qu’il se doit de rester tu, « stimmlos », sans voix et sans personne qui puisse attester de son « Dire » ? Est-ce en s’adonnant à une sorte de déchiffrement syllabique du moindre de ses vocables lorsqu’on le lit ? Est-ce en pointant chaque syllabe à l’instar d’une interjection vocale ou d’un pur signal télégraphique ? Et pour en déduire dès lors que la poésie toute entière chez Celan est pure « télégraphie » syllabique  et qu’il faudrait la lire en morse, au même titre qu’un télex ou une missive de dernière instance. Elle n’a plus de quoi rimer et ne fait plus que bégayer. Sans aller jusqu’à s’inscrire sur un ruban-morse, elle reste la parole d’un apatride, et pour qui la moindre syllabe peut s’avérer un sauf-conduit ou une fin de non-recevoir ? Car en elle un bris vocalique peut surgir, un résidus qui reste vocalisable, « ein singbarer Rest »,  et que sa voix  de déraciné  tâchera de mimer plus que de proférer, en mémoire et dans le rappel d’autres voix qui se sont tues et qui resteront à tout jamais invocalisables.

À ce jour, on détient toujours des enregistrements de la voix de Paul Celan, captée lors de lectures publiques qu’il se sera acharné à vouloir faire en terre germanique. Que trop souvent elles se soldèrent par un silence de mort. Sa voix de récitant y a beau être claire, parfaitement audible, on entend qui perce en elle un accent de bègue. On le voit à ses lèvres qui tâtonnent et à son oreille qui épie. Il est en prière. Il s’épelle à tâtons un chapelet de syllabes. Il se remémore. Et en sachant que la moindre syllabe est à géométrie variable. Ainsi de l’UM, qui signifie « pour, en vue de », mais qui désigne aussi le renversement comme dans « um-drehen »  et la retranscription comme dans « um-schreiben ». Sans oublier l’« Umnachtung » hölderlinienne (au sens d’un esprit enténébré) et « um-bringen » qui désigne le fait d’assassiner quelqu’un. Une simple syllabe peut ainsi porter en germe les linéaments d’un récit.




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Sous la direction d’Antoine Bonnet et Fréderic Marteau
Hermann
592 p., 54, 00 €
couverture