Bernard Noël : Monologue du nous

 
par Françoise de Laroque

Nous, pronom pluriel

Nous est le pronom pluriel qui a la plus grande capacité d’accueil puisqu’il est seul à comprendre le locuteur et qu’il peut rassembler l’humanité entière, mais il est aussi le plus fragile. Prononcé, même si plusieurs voix le chantent à l’unisson, par un je, comment être sûr qu’une bouche exprime la pensée et la volonté de plusieurs et pourrait-elle le faire durablement ?
Le Nous-Quatre du livre surmonte cette difficulté : le monologue est le fruit d’une concertation et d’une remise en question permanente, d’inspiration rigoureusement démocratique. Comme tout monologue, il ne se contente pas d’énoncer des conclusions ; la pensée s’y construit. Si nous ne savions que le nous émane du seul Bernard Noël, nous poserions la question : qui parle ou écrit ? Serait-ce tour à tour ? Dans ce cas, l’écriture aurait opéré une véritable fusion. Le groupe vient de résoudre une crise idéologique, de prendre la décision de passer à l’action directe. Après le constat que la consommation a définitivement remplacé la culture, l’économie la politique, que « la médiatisation vide les têtes pour fabriquer des cerveaux disponibles aux invites de la consommation », que la technologie va permettre de « neutraliser toute opposition par une castration mentale généralisée », aucun espoir révolutionnaire ne pouvant soulever de nous, la conclusion en toute lucidité et rationalité est le désespoir. Pourtant la jonction de ces désespoirs – une vertu du nous – donne, au lieu d’un abattement, un élan qui les lance dans la seule action qui leur paraisse authentiquement désespérée, sans avenir : exercer contre quelques-uns des puissants la même violence que celle que ces derniers exercent légalement en compromettant l’existence de milliers de gens et finir en bombe humaine : « effacement final, brouillage mortel de nos restes. »
Malgré la forte union du nous, c’est à sa dissolution que nous assistons. Peut-être le martèlement du nous qui commence chaque phrase, signale-t-il d’emblée sa fragilité ? Au début du monologue avant le passage à l’acte, Nous-Quatre ressent un manque, la nécessité de renforcer les liens et voit poindre dans son esprit des mots que leur connotation rend difficiles à accepter pour un groupe qui ne se reconnaît aucune filiation : sacrifice, cérémonie. Et la cérémonie du meurtre qui va effectivement inaugurer leur nouvelle voie, n’a pas été décidée, elle leur est fournie par un enchaînement de hasards. Le groupe ne cherche aucunement le pouvoir mais veut maîtriser sa pensée et conduire le mouvement, or il se laisse déborder. Si le second meurtre est arrêté, préparé et perpétré par lui, les 4 suivants lui échappent. Un autre Nous-Quatre, des émules fidèles mais en avance sur leurs maîtres les exécutent.
La rencontre des deux (Nous-Quatre) dans le livre est un moment de dialogue que l’attention du lecteur distingue du monologue alors que les nous du groupe originel et du double se répondent sans qu’ils soient marqués d’aucun signe qui les différencie. Et le double va même, sans que le projet initial des premiers ait filtré, jusqu’à leur voler l’explosion finale, « l’acte excessif qui unira des corps insupportablement uniques. »
Nous-Quatre qui ne peut s’empêcher d’éprouver un léger sentiment de ridicule d’avoir été ainsi supplanté semble avoir mésestimé la discontinuité, le trou, ici le gouffre noir qui sépare conception et exécution. L’écart, l’impossible coïncidence sert l’art mais non l’action. Les hommes résolvent ordinairement la difficulté en se divisant en concepteurs / exécutants, commandeurs / commandés… ce qui scinde le nous.
Nous-Quatre est plus qu’il ne le croit entravé par son humanité. Il veut laver le nous de toute exaltation, sentiment, le réduire au raisonnement, à la logique, le nettoyer de toute illusion d’un avenir possible, mais découvre que la valeur de justice, l’amitié et l’espoir en lui jouent encore. En témoignent le regret d’avoir tué la première fois « personne » et la seconde – effet collatéral – un innocent ; le regret de mourir pour rien – le sacrifice entraînera une répression aveugle et aucune réflexion du système sur lui-même – ; l’émotion au moment du vote qui décidera des sacrifiés et lors du départ vers la mort de leur double : « Nous regardons s’éloigner ce Nous-Quatre qui nous ressemble, qui nous aura ressemblé. »
La pratique du nous et la pratique du désespoir sont inconciliables. Le suicide, comme le pronom se (décliné en sui) l’indique, est singulier. Nous est pluriel et ne peut être réduit à un. La politique devrait prendre des leçons de grammaire.




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P.O.L
112 p., 8,90 €
couverture