Par Yves Boudier
L’Atelier contemporain
« Si tu as une bibliothèque qui donne sur un jardin, que peux-tu souhaiter d’autre ? » Depuis cet aphorisme de Cicéron (repris ici par Cristine Guinamand), la traversée des confidences d’une bonne vingtaine de contributions nous laisse dans l’émotion de l’effet profond, décisif, admiratif ou créatif de la lecture dans tous les états du texte (essai, prose ou poésie) sur la réflexion et le travail des artistes. Apport d’une mémoire écrite certes, mais aussi influence intime des liens entre esthétiques de l’écriture et surfaces peintes, gravées, éclairées, « voix parallèles et sœurs en solitude » selon Gérard Titus-Carmel. Puis, en seconde partie de ce beau numéro, au-delà de quatre dossiers remarquables, une autre interrogation non moins pertinente : « Pourquoi écrivez-vous sur l’art ? » à laquelle répondent cinq écrivains hantés par la peinture. « Je n’écris pas sur l’art, mais sur des œuvres qui me touchent » nous confie Alain Lévêque. Une réponse sage et sincère sur la rencontre souvent trop attendue et déceptive entre le texte-commentaire et l’art. L’exigence et la qualité l’emportent dans ces pages partagées.
Balises
D’emblée citer l’éditorial de Marc Quaghebeur : « … laisser entrevoir comment la Littérature et l’Art se font violence et font violence dès lors qu’il s’agit de trouver sa propre voie, dans les contradictions de l’Histoire et des dominations culturelles. » Ainsi, à travers aussi bien des fictions que des analyses historiques, le siècle et son tragique sont-ils sillonnés, comme (re)tracés par le poème, le journal, telle page arrachée aux manuscrits de guerre. Du Liban au Rwanda, en traversant le Vietnam ou le Maghreb, le retour vers l’Europe multiplie lui aussi le ravage et les douleurs dans son histoire la plus lointaine et la plus immédiate. En témoignent, par exemple, la contribution de Michel Voiturier, Surgissements de la violence dans le théâtre francophone, celle de Marie Étienne, Massacre à la cité Héraud (extrait), la peinture de Pham Luc, les photographies de Samy Snoussi, le théâtre de Jean-Marie Vianney Kayishema, La vengeance du Roi (extrait) ou la passionnante étude de Kasereka Kavwahirehi sur le dispositif des violences meurtrières en Afrique post-coloniale. Une revue en l’occurrence bien nommée.
Les Carnets d’Eucharis
Sous la double tutelle de Rimbaud et Fénelon, Eucharis nous offre ces Carnets 2014. Poésie, littérature, photographie, arts plastiques, un terrain de grande mixité créatrice, ouvert de plus à la traduction et au commentaire de haut niveau. Nathalie Riera préface l’ensemble avec ces mots de Saul Bellow : « essayer de vivre avec un cœur civilisé », en évitant toute naïveté ou concession à l’époque, consciente d’offrir un espace ouvert « aux formes et formulations flambant frais ». Depuis un entretien avec Étienne Faure et un portfolio visuel-textuel de seize pages avec les photographies parfaitement reproduites d’Éric Bourret et le texte de François Coadou, on rencontrera plusieurs poèmes de formes variées, de Noémie Parant, Marie de Quatrebarbes, Armelle Leclercq, Aurélie Foglia ou Marie Étienne, parmi un ensemble très tenu ; la conversation croisée de poètes et d’artistes silencieux, par exemple celle de Paul-Louis Rossi, en hommage à la peinture de Véronique Flahaut, pour questionner Kant ; la réflexion mallarméenne de Claude Minière sur la photographie… Et, un cahier de traductions où je me suis longuement arrêté sur les poèmes de Juan Gelman (« la mort ne sait rien de toi // tu as sous tes pieds de l’herbe / et une ombre qui écrit / la mer / »), ou de Mina Loy, 1882-1966, poète anglaise à l’orée du féminisme. Enfin, Claude Darras dresse un portrait généreux de l’artiste René Knapen, « zélateur autant qu’amoureux de la Renaissance italienne ».
Chemin des livres
Publiée par les éditions Alidades, cette revue-cahier-carnet de lectures (trois par an) rassemble une série de notes fort utiles à la fois pour connaître la publication de textes souvent en marge des grands éditeurs et pour approfondir notre appréciation de l’œuvre de poètes majeurs, par exemple ici Durs Grünbein ou Else Lasker-Schüler. Quatre poèmes (traduits de l’allemand par Joël Vincent) de Hauke Hückstädt occupent les pages centrales de ce précieux Chemin des livres : « Sex heilt alle Wunden, / oder warum pflastern wir / die Tage damit zu » (Le sexe guérit toutes les blessures, sinon pourquoi en capitonner les jours), poèmes auxquels répond Jim Harrison : « Comment renouveler des serments / dont je me souviens à peine ».
L’Étrangère
Sous la direction précise de Pierre-Yves Soucy, cette « revue de création et d’essai » poursuit son travail de découvertes avec exigence. Présentées par Nimrod, ces presque deux cents pages consacrées à la poésie d’Afrique francophone rassemblant seize voix d’importance prennent une dimension anthologique fort utile et appréciable dans notre univers poétique francophone où la poésie du continent noir n’occupe toujours pas la place qu’elle mérite. Ainsi découvre-t-on, parmi des auteurs confirmés comme Léopold Congo-Mbemba ou Paulin Joachim (tous deux récemment disparus), plusieurs poètes originaires de Mauritanie, du Sénégal, du Cameroun, du Tchad, de Côte d’Ivoire, du Togo, du Bénin, sans oublier Madagascar. Trois femmes remarquables parmi eux, Tanella Boni, Véronique Tadjo et Sylvie Kandé. Les formes sont diversifiées, les thématiques couvrent à la fois les questions historiques et le solde douloureux de l’Histoire, la violence urbaine, les guerres, mais aussi l’intimité du rapport au monde, la subtile capture d’un univers en grande mutation que permettent, par exemple, l’écriture haïku de Kaoum Tawa : « Nos cris / Sont en suspens / Comme des nuages de pluie », ou la carte-poème Souviens-toi ! Demain d’Ali Abdoul War, « Ô démon de mon / Bien-être / Futur. »
Europe
Quelle poétique, quelle saisie commune du monde peuvent susciter la rencontre de Max Jacob et François Cheng dans un même numéro de revue ? Répondre à cette question serait souligner le parallélisme que présentent les études qui mettent en lumière plusieurs dimensions peu connues du parcours de Max Jacob, par exemple son penchant pour une hagiographie contemporaine, « lieu d’une reconstruction joueuse de la culture, mais aussi de l’invention d’un mythe et d’une mystique moderne de l’écrivain, à la fois créateur d’une religion poétique et créature fantastique échappée de ses propres œuvres » avec les convictions et mises en œuvre langagières de François Cheng, pour qui le poème sourd d’un « réseau organique de signifiants dont les multiples combinaisons internes sont capables de révéler des rapports souterrains, secrets, qui relient les entités vivantes dont l’univers est composé ». Une lecture à la fois fusionnelle et consciente de démarches éloignées, toutefois profondément unies par une même résonance de l’âme au-delà de l’esprit. Par ailleurs, la revue offre un cahier turc, Voix d’Istanbul, qui rassemble quatorze écrivains et poètes. Il est précédé d’un entretien de Michel Ménaché avec Ozdemir Ince, Prix Max Jacob étranger 2006.
GPU
Une revue quasiment carrée, de belle élégance liée à une esthétique typographique inventive d’une grande maîtrise. L’acronyme se déploie : Ground Power Unit, et l’on est rassuré. Ni le nom du processeur graphique de nos machines, ni celui d’une sinistre organisation répressive, mais celui d’une relecture, d’un détournement du GPU, qualifiant l’énergie nécessaire à l’envol d’un aéronef, en l’occurrence à la mise en lecture de propositions picturales et d’écriture qui méritent de nous emporter. Les propositions se suivent et s’enchaînent et il faut se référer à la liste des auteurs en page de garde pour rendre à chacun ce qui s’est offert dans un rythme partagé et fertile. La revue aime ce brassage, cet art de la rencontre et du conflit d’images intérieures que chaque page révèle. De Marcel Cohen à Christelle Mailly, de Gérard Fabre à Malika Mokadem, par exemple.
N47
Se déclinant en cinq ensembles, Plein format, Cahier plastique, Plurielles, Sentiers et Notes de Lecture, cette revue de haut format accueille une quarantaine de poètes avec un soin particulier et fort bienvenu dans un univers où souvent les revues multiplient certains choix graphiques inutilement complexes, pour le moins peu propices à offrir simplement au poème son espace. Beaucoup de découvertes, en lisière de voix reconnues, et quelques pages d’une réflexion bienvenue sur la notion ô combien opaque et fourvoyée par la grande presse et la publicité de Poésie-Poétique. Les textes de présentation des auteurs sont d’une grande précision et ouvrent à la lecture sans donner de naïves clefs. La résistance de l’œuvre, poème, photographie ou dessin, est respectée et c’est au lecteur de lotir les silences entre les éléments disposés. Un exemple parmi d’autres : « À la merci des crapauds, grenouilles et oiseaux (…) / En haut. Surface lisse. Mangeoire ouverte. Ne laisse rien supposer. (…) / Regarde les araignées d’eau glisser, les libellules danser. / Léger mouvement d’air. / Sans trace. Jamais », extrait de Trou d’eau de Jean-Louis Giovannoni.
Nunc
Si l’on accepte de tourner la toute première page où apparaissent In memoriam deux papes, Angelo Guiseppe Roncalli (Jean XXIII) et Karol Józef Wojtyla (Jean-Paul II) (je préfère de beaucoup la définition qui court en bas de couverture et qui définit les buts polymorphes et pérégrins de Nunc), on tient là un ensemble tout à fait important de contributions pour l’essentiel dévolues à l’œuvre de Joë (Jo ?) Bousquet, sous l’autorité éclairée de Hubert C. et Jean-Gabriel Cosculluela qui ont sollicité vingt-cinq lecteurs passionnés par ce poète majeur avec lesquels, de l’essai (Michel Surya, Katy Barasc ou Jean-Luc Nancy) à la confidence intime (Sylvie Gouttebaron), en traversant l’émotion d’un comédien (Denis Lavant) ou celle d’un photographe (Bernard Plossu), on partage le plaisir de lire La Blanche par amour, une série inédite du poète présentée par Christine Michel. Bernard Noël, Alain Freixe ou Pierre Vilar rendent profondément sensible le déploiement subtil d’une pensée proprement radicale : « Difficile était la vie. Heureusement, nous connaissions son mal. » Joë Bousquet donnerait-il, comme le propose Hubert C. « son vrai nom à la littérature : l’alitérature » ? Un cahier poésie polonaise à deux voix, avec Ewa Lipska et Krzysztof Siwczyk, complète ce numéro d’importance.
Ouste
Sous le titre « Création et exagération, conspiration 2014 », co-édité par Féroce Marquise et le Dernier Télégramme, ce numéro rassemble soixante-neuf contributions, sous la forme de dessins, de photographies, de collages, de montages, de projets plastiques, de poèmes lettristes, de poèmes classiques ou aphoristiques, de textes d’une prose souvent hybride, de brefs récits enfin. Il y a paradoxalement dans le travail de cette revue de poche une dimension anthologique (et pédagogique) car elle donne à voir et à lire la multiplicité de démarches créatives contemporaines en invitant avec exigence écrivains et artistes, hors censure ou volonté de fonder une esthétique mais dans l’unique souci de multiplier les approches, humour compris, de chahuter les frontières. Un viatique stellaire en ces temps sombres.
Le point d’ironie
Impossible ici de reproduire le point d’ironie, dont le dessin ne figure pas dans les polices de caractères habituellement disponibles. Présentant une succession de quelques mots posés sur huit pages que le lecteur manipule comme un journal quotidien, cette livraison 56 invite Robert Barry, artiste américain né à New York en 1936, à tracer son point d’ironie avec ce matériel verbal qu’il dit « incomplet… et qui ne constitue qu’une partie d’un ensemble ». Ce périodique atypique né d’une discussion entre agnès b, Christian Boltanski et Hans-Ulrich Obrist est d’une heureuse mondanité, sous le sceau de cette marque graphique originale inventé voici plus d’un siècle par Alcanter de Brahm. Distribué sur le mode de la dispersion, cent mille exemplaires en musées, galeries, librairies, cinémas, boutiques de mode, ce support rassemble depuis presque vingt ans les artistes d’aujourd’hui avec exigence. Je me souviens avec grand plaisir par exemple du n° 54, consacré à Pierre Henry, documenté et intime.
La Revue des revues
Dans sa rubrique « Études et Documents », la revue propose un parcours informatif et critique, « Remembrance sur la vie des revues littéraires en 1980 », signé Patrick Beurard-Valdoye. On y apprend que depuis la création des Cahiers de Leçons de choses en janvier 80, en passant par Le Jardin ouvrier, Faix ou Dire, la question posée par les revues fut celle du « comment apprendre et savoir lire » ; que les problématiques complexes d’un temps mouvant caractérisé par des prises de position dont le caractère provocant, voire extrémiste, étaient la marque d’une fabrique très partagée. Action poétique, Tel Quel ou Change battaient le pavé du poème et de ses traductions, jusqu’à en souligner son « inadmissibilité »… Puis, Phantomas, Le Cheval d’attaque en Belgique, Akzente, Litfass les berlinoises, ou Manuskripte l’autrichienne, firent la part belle, au-delà du « miracle d’une prose poétique » (Baudelaire) à une forme d’insolence inventive. Sans oublier La Revue parlée de Blaise Gautier, les lectures du MAM d’Emmanuel Hocquard qui ouvrirent sur l’espace de l’oralité. Quel(s) héritage(s) ? La question n’est pas tranchée…
Et s’attarder sur d’autres dossiers, en particulier celui consacré par Mirande Lucien aux deux premières revues homosexuelles de langue française, Akademos (1909) et Inversions / L’Amitié (1924-25).
Le Tigre
Héraclite : Un tas de gravas déversés au hasard : le plus bel ordre du monde. Tel est le sous-titre de ce magazine, plutôt que revue au sens classique. Une nouvelle formule qui étonnamment dément la citation hellène tant l’organisation d’ensemble et les propositions graphiques sont d’une remarquable qualité et en lien évident avec tel et tel contenu, passant de la photo, de la BD ou de l’essai à des pages où la mixité et l’hybridation des pratiques artistiques l’emportent. L’art du détournement visuel, du repérage critique des modes d’expression contemporains, de la provocation fille du meilleur de l’époque dada, surréaliste ou plus récemment situationniste, semble être le dénominateur commun de cette revue très excitante et ouverte sur le monde dans ses diversités géographiques et artistiques, mais qui se refuse paradoxalement à la publication de fictions. Arthur Cravan pour l’édito, Éric Chevillard, Antoine Zéo, Francis Tabouret, Renaud Wattwiller, Hélène Briscoe, Aurore Valade et plus d’une trentaine de contributions rythment ce numéro double au cœur duquel on ne saurait manquer l’entretien de Claire Richard avec Denise Oliver, l’une des principales dirigeantes du Young Lords Party, qui, de 1969 à 1973, combattit à New York pour l’émancipation de la communauté portoricaine de l’East Harlem.