par Olivier Domerg
1) Jean Lewinski est-il passé à l’ennemi ?
La question se pose face à la réédition chez Amazon de deux des livres majeurs de l’auteur, Les Alices + 1 (paru en 1999 chez Sysiphos edition, en Allemagne, dans une version bilingue), et LA LA LA (paru, lui, en 2000, aux regrettées éditions Comp’Act). Chez Amazon, autant dire chez le diable en personne, double négation de l’éditeur et du libraire — figures certes quelques peu écornées, ces dernières années, au vu de la main mise de « l’économie de marché » sur le monde du livre. « Mais que lui est-il passé par la tête ? » – nous interrogeons-nous, perplexes, avant d’essayer de reconsidérer ce geste insensé ou de prendre le problème par un autre bout.
Premier constat : de bons livres, de très bons livres, voire des livres importants, deviennent soudain indisponibles du fait de l’épuisement de leur tirage (cela arrive, même pour la poésie) ou de la disparition brutale des maisons d’édition qui les avaient accueillis (une tragédie, souvent, à l’échelle d’une œuvre et de la création littéraires). Deuxième constat : en matière de création justement et d’expérimentation, on assiste ces derniers temps à une crispation de l’édition. Les espaces se raréfient, le lectorat aussi ! Il n’y aura bientôt plus de place pour des textes exigeants, et, encore moins, pour des textes hors normes (marchandes), ou bien au prix d’une temporalité trop longue ! Les quelques éditeurs restants saturent ou tirent la langue (c’est le cas de le dire), faute de moyens, de diffusion réelle, de place et d’attention dans les librairies, de relais médiatiques ou critiques, etc.
Cette situation éclaire-t-elle le geste de Lewinski ? Sa trahison supposée ? On sait l’auteur sans illusions. On connaît sa position dans le « petit milieu de la poésie », à la fois un pied dedans et deux pieds dehors (« Oui, ça fait trois ! »). On devine ses réticences à entrer, à nouveau, dans le « manège », comme le qualifiait Ponge. Le « petit manège ». Ce jeu de cour et de malentendus (ou courent surtout les malentendus), cette relation toujours un peu ambiguë avec celui ou celle qui vous édite. Alors même que de plus en plus de titres paraissent, y compris « en poésie », que de petites maisons d’éditions « poussent comme des champignons », dit-on, les espaces pour ce type de projets ou de textes s’amenuisent tous les jours. L’heure n’est pas à l’invention ni au renouvellement des formes ni à la subversion (mais l’a-t-elle jamais été ?). Et surtout, il semble qu’il n’y ait plus, même au sein des maisons d’édition, de lecteurs pour éditer et accompagner de tels textes (le devenir d’une œuvre singulière), et, par conséquent, leurs auteurs ; hormis, bien sûr, deux, trois ou quatre exceptions, par-ci par-là, qui serviront de contre-exemple, et que nous vous laisserons le soin de nommer ! Face à tout cela, il apparaît que la décision de Lewinski ait été de récupérer ses droits puis de rendre ses deux textes de nouveau disponibles, en attendant sans doute que « les beaux jours reviennent » et que la situation s’améliore.
2) Jean Lewinski : Les Alices sont de retour
Avec le cycle des Alices, Jean Lewinski invente une forme, souple et adaptable à son projet poétique & littéraire, qui cherche à rendre compte, dans un même ensemble, aussi bien de l’intime (réflexions personnelles, confessions, bribes d’histoires ou de conversations) que de matériaux hétérogènes, pour ne pas dire hétéroclites (discours spécialisés ou considérations techniques issus de différentes disciplines). Mais en quoi consiste exactement cette forme ? Un enchaînement de phrases souvent suspensives ou tronquées, mêlées et agrégées les unes aux autres, que la lecture unifie. Un entre-tissage d’énoncés disparates, possédant chacun leur charge prosaïque, énigmatique ou poétique ; et qui alternent les uns avec les autres (ou pas) de manière pour le moins irrégulière. Ces énoncés, brefs ou longs, seuls ou soudés à d’autres par des tirets, et regroupés dans des sortes de strophes, sont travaillés par des règles internes, des allures et des rythmes, et la sourdine insistante d’une prosodie qui ne dit pas son nom. Ils portent, par ailleurs, tous un numéro, dans la marge de gauche, tels les stances ou tercets de textes classiques (mais il s’agit ici moins d’un dispositif savant que d’une commodité).
Cette forme produit un texte à la fois polyphonique et en même temps lissé et cohérent. Elle autorise toutes les interruptions, tous les rapprochements, toutes les inflexions, les hiatus, tous les changements de régime (de langue) ou de thématique, parfois dans la même strophe. Sa souplesse constitutive lui permet tout, à commencer par tenter de rendre compte de la diversité du réel, de ses manifestations et ramifications innombrables, par l’intrusion dans le texte de lexiques spécialisés, de champs techniques ou scientifiques, croisant alors les explorations ou recherches de l’auteur, dont les centres d’intérêts paraissent multiples. Cette recherche documentaire à laquelle J. L. se livre, avec le risque d’être entraîné par un trop-plein ou de céder à un travers compulsif, ne se fait pas au détriment du texte final ni de sa fluidité ; elle vient alimenter les différentes voix (ou phrasés) des énoncés qui s’entrecroisent et s’entremêlent, tant et si bien que le texte prend et vous prend. Car Les Alices fonctionnent, et se faisant, fictionnent à plein, puisant dans cette hétérogénéité force et énergie.
Mais, précisons les choses. Les Alices sont à entendre au pluriel. Le cycle comprend quatre volumes dont deux viennent de reparaître, un troisième (La Condition Physique) est annoncé pour 2017, le dernier (Finitions) est en cours d’écriture. Chaque livre porte un titre et aborde un maillage de sujets qui finissent par l’individualiser. L’unité du Cycle étant assurée par l’affirmation et l’efficacité de cette forme phrastique alternée (ces phrases tronquées, tendues ou ramassées, pourraient être vues comme un nouvel avatar du « vers libre ») et par la numérotation qui court et courra sur l’ensemble du cycle, de la première à la dernière page. Fragmentaires par définition, Les Alices + 1 (Les Alices, volume I) et LA LA LA (Les Alices, volume II), n’en possèdent pas moins leur identité propre, creusent leurs thématiques et problématiques respectives (« l’optique, la photographie, la vision, la peinture » dans le volume I ; « l’acoustique, la voix humaine parlée et chantée, le monde du renseignement et de l’espionnage » dans le volume II) et induisent ou produisent chacun leurs effets à la lecture et / ou sur le lecteur. Aucun des opus n’est donc similaire au précédent, hormis dans son aspect formel et son principe (ouvert & évolutif) de composition. Chant, danse, peinture, photographie, littérature, etc. – les domaines d’expression artistique y croisent, sans transition et sans hiérarchie, les domaines techniques, administratifs, sécuritaires ou scientifiques.
L’étendue des savoirs est telle, et nous sommes si ignorants. Le monde est fait de tout cela, qui nous échappe le plus souvent ou en grande partie. Monde dont Jean Lewinski fait entendre, continûment ou par à-coups, un peu de son infini bruissement.
Les Alices, I
Édition revue et corrigée
CreateSpace Independent Publishing Platform
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132 p., 6,98 €
Les Alices, II
Édition revue et corrigée
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288 p., 10,82 €