Charles Reznikoff : Sur les rives de Manhattan

 
par Véronique Vassiliou

Il décida de diviser sa vie

On ne dira jamais assez combien sont précieux ces éditeurs qui osent publier l’écart, qui prennent le risque de publier ce qui ne sera lu que par des lecteurs-chercheurs-éclaireurs. On ne les remerciera jamais assez de nous permettre de rester dans la marge, là où l’on crayonne pendant les péroraisons, là où on oublie l’ennui, là où l’on a pris la porte de sortie, l’air d’être là sans y être.

Lire Sur les rives de Manhattan de Reznikoff, c’est un peu comme lire Un cœur nu de Chris Marker. Ils ont écrit leur seul et unique roman à la trentaine, l’un et l’autre. Et ce que l’on y cherche, c’est leur capacité d’incision, de tension. D’un côté la poésie mais s’il vous plaît, pas de cette poésie sirupeuse, pas de cette poésie portant l’uniforme du poétisme, non, celle qui s’est débarrassée de ces oripeaux, celle qui a l’implacable du documentaire. De l’autre côté, le cinéma mais pas de ce cinéma qui dilue, non, de celui qui démonte. Ce que l’on y cherche, c’est cet engagement jusqu’à l’os qui en a fait des monstres.

Alors, qu’en est-il de ce roman de Reznikoff ? Un vrai roman et un éclairage oblique sur son œuvre à venir. Un autoportrait délivré en filigrane. Mais il ne s’est pas regardé dans le miroir, Charles. Il a simplement puisé dans ce qu’il connaissait, son propre terreau, pour écrire ce roman qui se boit d’une traite et sans souffler, s’il vous plaît. Une narration directe en deux parties (un avant et un après, d’un pays à l’autre), un enchaînement de petits événements ordinaires. Un America America avec des larmes qui ne durent jamais. On n’a pas le temps des larmes quand on travaille dur pour pouvoir manger, quand on est juif et qu’on a dû s’enfuir. Le fil conducteur – le lien – c’est Sarah Yetta, à la volonté de fer, celle qui a engendré le poète : « Son fils, lui, avait pu bénéficier d’une éducation accessible en Amérique, ce pays béni... Sarah Yetta se saisit d’une longue fourchette pour retourner la viande dans la marmite. Lorsqu’elle souleva le couvercle, la vapeur monta, recouvrant de buée ses lunettes. »
Et c’est enfin l’histoire d’une rupture inaugurale. Le départ pour une langue qui n’est pas maternelle. Une langue adoptée-adoptante. N’est-ce pas le fondement de la poésie, voir de loin sa propre langue ? Écrire d’un ailleurs : « Il décida de diviser sa vie. C’est ainsi que Dieu avait divisé le monde en terre et en ciel ; qu’il avait divisé la terre en terre ferme et eau. Le magasin était sa terre ferme ; sur elle, il bâtirait murs et maisons, planterait vignes et figuiers. En revanche, son autre vie serait pareille à l’océan, sans aucun maître – hormis la lune, peut-être. »




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Héros-Limite
225 p., 18,00 €
couverture