par Siegfried Plümper-Hüttenbrink
En tout compositeur sommeille un lecteur qui fait plus que de lire par l’oreille. Car s’il se met à lire, et à plus forte raison un poème, n’est-ce pas toujours avec la vague intention de le retranscrire, parfois de manière cryptée, et en s’aidant de sa propre mémoire, ainsi que du contact privilégié qu’il a avec les mots qui sont d’emblée à entendre chez lui comme des « vocables » susceptibles d’héberger des voix, des gestes ou des événements purement sonores. De toute évidence il ausculte le moindre vocable1, sonde son impact vocal, l’interroge sur sa destination, et lui fait un sort. L’ouvrage collectif Le choix d’un poème a le mérite de nous le rappeler en soulevant par diverses contributions l’énigme qu’incarne un tel lecteur. Le choix qu’il opère d’un poème peut s’avérer parfois électif, voire destinal, lié qu’il est à ses propres hantises intimes qu’il lui reste dès lors à « interpréter » au sens musical du terme. Tout se joue alors par un geste apotropaïque, entre invocation et conjuration, comme chez trois compositeurs2 qui prirent le risque de co-habiter mentalement avec Anne-Marie Albiach en tentant, chacun à sa manière, d’effectuer une traversée de son œuvre poétique. À lire leur témoignage, tous trois semblent pressentir que cette œuvre reste en appel d’une voix qui se dérobe à toute entente. Une voix purement mémorielle et dont A.-M. A. dit qu’elle est « en défection extrême / DE SA VENUE ». Mais si elle échoue à se dire et en vient toujours à nous manquer, à nous laisser sans voix, elle n’en trouve pas moins son inscription sous forme pronominale et à l’orée d’un chant possible. Dans une lecture faite au scanner du corpus d’A.-M.A., Fréderic Marteau dit, en ce sens, qu’écrire pour elle ne va pas sans perdre la voix au moment même où elle trouve son inscription3 sur un support graphique. Et à ainsi consentir à l’égarer, n’est-ce pas aussi redevenir aphone, en laissant remonter l’infans en soi ? Et quitte à ce que l’écriture toute entière ne soit plus dès lors que « ponctuation », tout comme elle n’est plus que « préposition » chez Claude Royet-Journoud. La pure ponctuation d’un chant graphique qui reste tu – à « bouche fermée »4 – dans la mémoire antécédente de son souffle. En lui, où « l’air s’irradie », l’impact occulte de la lettre vient à jour, et que Fréderic Marteau repère dans le graphein grec, cette trace bifide qui mêle indiscernablement le graphique et le scriptural5, et par le travers de laquelle le moindre vocable peut à tout moment se câbler télégraphiquement en quelque langue-morse. Un graphein coupant, qui césure et ponctue, en laissant l’entière initiative aux intersignes et aux blancs. Et s’il retrait d’un simple tiret, indique en italique ou en majuscule, ou maintient un vocable en suspens rien que par la césure d’une virgule, il laisse aussi s’agencer sous la main d’A.-M. Albiach des îlots de vocables, des énoncés purement annotatifs et qui s’inscrivent plus qu’ils ne s’écrivent sur cette autre « partition » scénique qu’est la page d’écriture. Une page que le lecteur aura à interpréter à son tour au sens musical, en la remettant en scène par l’« enjeu mémoriel d’une décision de vocables » qui reste à élucider. Fréderic Marteau nous rappelle à juste titre que lire son premier livre État relève d’une effectuation simultanée de son écriture. Le ré-écrire, citativement à l’identique, avec ses vocables, comme le fit Claude Royet-Journoud.
Presses Universitaires de Rennes
274 p., 19,00 €
1. Ces vocables, fixés dans leur impact vocal, peuvent donner lieu à une sorte de syllabaire comme avec Le Marteau sans maître de Pierre Boulez ou comme avec les interjections infantiles, glossolaliques de Méridith Monk. On en détient aussi la caricature par les frasques vocales auxquelles s’adonna une cantatrice comme Cathy Berberian avec un morceau purement onomatopéïque intitulé Stripsody et qui s’inspire des bandes dessinées. Kurt Schwitters travailla aussi d’arrache-voix à un tel syllabaire avec sa Ursonate. Quant à Anne-Marie Albiach, elle dut inventer selon Isabelle Garron un « syllabaire lyrique froid ».
2. Pour Jean-Pascal Chaigne, Mezza Voce, titre éponyme d’un livre d’A.-M.A., désigne l’à mi-voix, une voix estompée, « aux limites du dire ». Et c’est sous son emprise qu’il déploie une dramaturgie vocale et instrumentale qui survient comme en répons à la mise en scène graphique qui préside à l’écriture d’A.-M. Albiach. Une de ses compositions intitulée « Strates » recourt à une table des filtrages phonétiques qu’il dut employer pour sonder chaque vocable du poème. Pour Walter Feldmann, le texte d’A.-M.A. s’est révélé être une sorte d’ADN et qui dut faire venir à jour « l’engendrement parallèle d’une forme ». Les syllabes, inter-lettrées, se convertissent en chiffres. La lettre H dans « H II » linéaires donne la note si bécarre devenue avec le temps une note-pivot dans son propre travail de compositeur. Pour Franck C. Yeznikian, la relation à A.-M.A. est moins scientiste. Ses compositions tiennent d’un geste « vers » elle, dans sa lancée, et qui prend le relais en laissant se reconduire ce qui reste tu et n’en fait pas moins lien vers l’autre, l’absent. Elles sont aussi en étroite affinité avec l’apparat baroque des voiles, des chevelures et des tentures qui hantent emblématiquement son écriture. Et si dramaturgie il y a, elle s’ourdit en palimpseste, par les interstices d’un tramage sonore pour lequel F. C. Y. recourt au terme de « tramaturgie ».
3. Sans doute qu’il y a à l’origine de l’écriture une « incision ». Quelque chose comme la force frayante d’un trait ou d’un tracé qui inscrit plus qu’il n’écrit. Faisant de la lettre une entaille mémorielle. Lui conférant même un impact occulte dès qu’elle s’inscrit « en lettres de feu » (comme chez Hölderlin) ou disparaît subitement (comme avec le « e » chez Perec). Quant à l’acte lui-même d’inscrire, il se disait enscrire au XIIIe siècle, au sens d’indiquer une destination, de marquer un rappel ou d’évoquer un souvenir. Dante dira « noter » en écoutant, et en vue de « retenir la note dans l’acuïté » dira Anne-Marie Albiach dont la syntaxe annotative, câblée en morse, s’ouvre aux reliefs et reliquats d’un chant graphique.
4. Je songe ici à l’amorce d’une composition d’Alban Berg, intitulée les Alterberg Lieder pour voix de soprano et orchestre, et qui fit scandale lors de sa première audition publique en 1913. Une voix y murmure en sourdine, chante à bouche cousue, en retenant son souffle sur le vocable « Seele ».
5. Si le graphique s’inscrit toujours en défaut d’un dire, le scriptural quant à lui semble s’écrire en défaut d’un faire-signe. Comment dès lors laisser toute chose se dire par intersignes – serait la question que pose le Graphein.