Jean-Christophe Bailly : La Fin de l’hymne / L’Élargissement du poème

 
par Jérôme Duwa

Depuis la Huitième des Élégies de Duino (1922) de Rilke, on sait mieux que nous vivons en « faisant sans cesse des adieux », dressés depuis l’enfance à détourner notre regard de « l’ouvert ». Les deux livres de Jean-Christophe Bailly mettent en pratique, au sens absolu du terme, l’attitude qui est celle de la « recherche », présupposant sans cesse une tension à l’égard de « l’ouvert » et une sorte d’« apprentissage continu ».
L’essai final de L’Élargissement du poème, intitulé « Ralentir », formule peut-être l’unique devoir-être que nous pouvons encore tenter de préserver face à une modernité frénétique, laquelle a organisé le travail et les loisirs en rendant toute expérience presque impossible. Omniprésent au fil de ces pages, Walter Benjamin regrettait déjà que nous soyons devenus si pauvres en « expériences du seuil ». Le poème demeure le lieu encore possible d’un ralentissement, d’une insurrection contre le temps et d’une expérience rendue à sa plénitude vivifiante.
Mais qu’entendre par poème ? Sans doute qu’en ce domaine aussi, un adieu est de rigueur : celui qu’il convient d’adresser à l’hymne ou, pour le dire autrement, à la poésie « destinale », enracinée dans l’histoire d’une nation et d’une langue comme au temps d’Homère ou de Dante. Entrer dans la modernité revient à enregistrer une perte, celle du lyrisme ; perte sans possibilité de retour, aussi brutale que la présence du Torero mort de Manet. La Fin de l’hymne repère un temps nouveau, que Bailly nomme le « règne de l’épars ». Parmi les romantiques, Hölderlin est celui qui se tient au seuil de ce règne mesurant, dans sa vie comme dans sa poésie, l’abîme l’éloignant de l’hymne et s’y perdant tout à fait.
Mais l’abandon de l’hymne ne signifie pas l’impossibilité du poème, qui puise l’énergie de son renouvellement dans cette déception même. Évitant le piège de la nostalgie, dans lequel s’engouffrera toute la théorie heideggerienne, Baudelaire élargissait pour la première fois le poème par la prose, qu’il ne s’agit pas d’entendre comme un genre. La prose, c’est Constantin Guys ou le Torero mort, c’est aussi le dépassement de l’humanisme dévalorisant la bête, c’est encore l’ouverture à la prose du monde, étrangère au réalisme prosaïque. Ce que Novalis avait déjà pressenti avec d’autres romantiques en en appelant à une « poésie élargie » trouve ainsi à se réaliser dans les poèmes en prose de Baudelaire et, d’une autre manière, dans ce que Mallarmé désigne comme « l’action restreinte » d’une poésie désormais en crise. Heureuse crise du vers qui a généré toute l’inventivité moderne.
Pour Bailly, il n’est pas question d’apprendre à devenir post-moderne, puisque nous continuons à vivre dans le mouvement incessant de la fin de l’hymne. Cette fin n’a pas seulement des effets d’ordre esthétique, mais aussi politique, puisque la pensée du sujet et du « nous », du singulier et du pluriel, s’enclenche également avec la modernité. Ce double mouvement esthétique et politique qui n’en finit pas de finir, définit notre condition actuelle.
S’inscrivant dans la lignée des romantiques allemands ou d’un Walter Benjamin caractérisant l’essai comme « poème critique », Jean-Christophe Bailly poursuit, par coups de sonde successifs, l’exploration du poème envisagé comme le risque le plus grand et le plus passionné de la pensée.



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La Fin de l’hymne
Christian Bourgois
« Titres »
168 p., 8,00 €
couverture
L’Élargissement du poème
Christian Bourgois
« Détroits »
208 p., 10,00 €
couverture