par Lorenzo Menoud
Dans l’essai inaugural de cet ouvrage (1993)1, qui lui donne son titre, Alain Badiou conçoit la poésie, en un « antagonisme » vital à la philosophie, comme le lieu du retrait du monde, « contre l’obscénité du “tout voir” et “tout dire” », qui prend tantôt la forme du « souffle nombré de sa cadence » (chez Mallarmé), tantôt celle de « l’ouverture de l’être » (pour Bonnefoy), instaurant ainsi une « pensée sans connaissance », « proprement incalculable », une « expérience sans objet » – « affirmation pure »2.
Dans le dernier essai du volume (2014), il écrit : « Il y a un lien essentiel entre poésie et communisme, si l’on prend “communisme” au plus près de son sens premier : le souci de ce qui est commun à tous. […] Le désir poétique que les choses de la vie soient comme le ciel et la terre, comme l’eau des océans et le feu des broussailles dans un soir d’été, c’est-à-dire, appartiennent de droit à tout le monde »3.
Il explique cette apparente contradiction4 dans l’entretien qui clôt le livre (2016), prétendant que sa définition intransitive de la poésie ne concernait que « l’âge des poètes »5 et que la poésie consiste, traditionnellement, à « tendre le langage vers la restitution de la singularité »6. Entre ces deux extrêmes, à la suite des avant-gardes, des réponses formelles ont cependant su renouer avec la réalité sans céder sur l’exigence esthétique : dispositifs multiples, réflexifs et engagés dans notre époque, par des individus stratifiés, membres de plusieurs communautés réelles et virtuelles, au sein d’un monde complexe, à différentes échelles.
1. Les idées d’Alain Badiou que je présente brièvement dans ce paragraphe se retrouvent dans ses essais des années 1990.
2. Voir, respectivement, les pages 27, 16, 17, 25 et 22 de Que pense le poème ?
3. « Poésie et communisme », op. cit., p. 139-140.
4. Il semble plutôt adhérer à l’idéologie dominante d’une époque et être porté par un intérêt philosophique pour la poésie, laquelle lui montrait alors, écrit-il, comment accueillir l’« imprévisible », le « surgir pur » ; op. cit., p. 171 et p. 173.
5. C’est un âge autant historique (entre la Commune de Paris et les années 1960) qu’« historial », où « le poème peut assumer dans la pensée des opérations laissées vacantes par la philosophie » ; op. cit., p. 30.
6. « La poésie en condition de la philosophie », entretien avec Charles Ramond, op. cit., p. 170.