par Ludovic Degroote
On n’écrit pas hors de soi. Ce qui pourrait tenir d’une lapalissade devient une question centrale lorsque le sujet d’un livre touche à l’intime : qui dit intime ne dit pas autobiographie, égocentrisme ou narcissisme. C’est ce à quoi invite le livre en prose d’Anne Malaprade, Notre corps qui êtes en mots. Derrière ce titre qui tient de l’adresse, de la prière ou du souhait, l’auteur explore ce qu’on pourrait appeler les intérieurs, si l’on admet que le corps n’est qu’une enveloppe, ce que le livre montre qu’il n’est pas. Difficile de nommer de quoi se composent ces intérieurs faits de fractures, d’émiettement, de vides, de fuites impossibles, ce qu’on pourrait appeler du mal-être si cela ne réduisait la complexité des causes et des effets. Parmi les premières, les relations aux autres, qu’elles soient filiales, familiales, amoureuses, qui induisent la relation à soi. On y entend des secrets non révélés, des blessures, de la violence, depuis l’enfance jusqu’à un présent d’adulte mais tout cela est exprimé dans la réserve et la retenue, avec une pudeur qui place auteur et lecteur dans une constante équidistance, celui-ci pouvant plus aisément y mêler son propre espace. L’écriture elle-même est retenue : phrases assez courtes, parfois elliptiques, entremêlement de pronoms personnels non identifiés, figures de style parcimonieuses, lyrisme mesuré, cela joue plus avec la poésie qu’avec le narratif d’autant que l’enjeu est de chercher à dire, pas à raconter. Les effets aussi sont pudiquement exprimés : qu’il s’agisse des désordres du corps, de la relation entretenue avec lui – boire, manger, dormir, par exemple, ou ce qu’il sécrète – ou avec celui d’un autre lorsqu’il est question de sexualité ou de lien avec un parent, la complexité est toujours de mise parce qu’elle met en évidence qu’aucun élément de la vie ne peut être simplifié, puisqu’on ne peut s’abstraire de son corps. S’abstraire, c’est aussi ce que ne font pas les mots, dans leur ambiguïté – puissance / impuissance –, et la troisième partie (« En moi sans moi : mots du corps ») s’ouvre davantage à une réflexion autour de cette imbrication entre les mots et le corps, tout en demeurant articulée à des figures familiales marquantes, et à la présence de la mort. On a l’impression que l’être – corps et intérieurs – est un établi dont le maniement des outils réclamerait une initiation à laquelle nous n’avons pas droit, alors on s’essaie, angoisses et hontes potentielles à la clef. Pas d’arrangement possible : « Un corps au régime est un corps qui ment » écrit Anne Malaprade qui finit sur une note de confiance « avec le mot le plus essentiel (...) : pain ». Tout cela donne à ce livre une profondeur humaine.