par Olivier Quintyn
La publication ordonnée en français de l’œuvre littéraire d’Alexandre Kluge, sous le titre global Chronique des sentiments, vient réparer l’incomplétude et la dispersion de ses traductions éparses, dues aux contingences éditoriales, depuis une cinquantaine d’années. Le succès de son premier long métrage sorti en 1966 Abschied von Gestern (Anita G.), film inaugural du nouveau cinéma allemand, adapté d’un de ses textes, avait entraîné dans son sillage deux traductions françaises de ses écrits chez Gallimard (Stalingrad : description d’une bataille et Anita G.), mais cette vague « Kluge » n’a pas été assez forte en France pour se prolonger au-delà de la fin des années 60 : le travail théorique de Kluge, rédigé souvent de façon collaborative avec Oskar Negt, et marquant une deuxième voie originale au sein de l’école de Francfort, reste méconnu malgré son importance. L’écriture littéraire de Kluge est elle-même héritière des formes narrativo-fragmentaires adoptées par Ernst Bloch dans ses Traces et par Walter Benjamin dans Sens unique ; elle fait écho également à l’aphorisme utilisé par Max Horkheimer dans Crépuscule. Les livres rassemblés dans ce volume agencent ainsi des masses de fragments selon deux techniques principales : 1. Un montage par association libre, multiperspectiviste, qui éclaire, en de multiples micro-récits brisés et discontinus, l’intrication entre les « cours de vie » et les sentiments humains, reconçus comme puissance utopique à l’œuvre dans la trame de la vie ordinaire. La « chronique » qui en résulte s’apparente à une recollection infinie de moments, saisis à même la surface instable d’événements contingents : des bouts d’illuminations profanes dont le potentiel d’émancipation resté en suspens doit être prolongé par une lecture active ; 2. Un montage documentaire et objectiviste, surtout à l’œuvre dans Description de bataille, qui reprend et retravaille les matériaux de Stalingrad : des archives militaires, des textes de stratégie et de poliorcétique, des journaux et carnets de bord tenus par des militaires. Soit une forme d’histoire matérialiste, appelée de ses vœux par Benjamin, qui procède par recoupements, redescriptions et synthèses, pour rendre compte de la catastrophe.