Jérôme Game : Développements

 
par Frédéric Valabrègue

En octobre 2015 Jérôme Game présentait à la Friche de la Belle-de-Mai à Marseille, dans le cadre d’une exposition orchestrée par Jean-Michel Espitallier, un ensemble de photographies avec une lecture. Ce qui était lu ce soir là par Jérôme Game était ces mêmes photographies visibles sur le mur. Elles montraient un bloc-texte descriptif d’une ville d’aujourd’hui qui serait presque étrangère ou d’un voyage dans un pays parfois identifiable et souvent pas. Je lisais des prises de vue, regardais un texte qui était une photographie de par son format, son support et sa situation frontale par rapport au spectateur, entendais la voix du lecteur lisant ce que je voyais. Je ne pouvais pas penser qu’il s’agissait là d’une opération conceptuelle m’invitant à analyser chacun des termes de ce dispositif, une photographie, un texte, une voix comme les trois états d’une chaise, mais je sentais, comme dans l’œuvre de Kosuth, qu’il s’agissait de dégager des espaces entre trois pratiques, d’étendre ces espaces, les développer en me faisant entrer dans des sensations concrètes, la pesée des mesures et des matériaux comme le papier-photo, la typographie ou le grain d’une voix. Je devinais qu’ici lire et voir ne cherchent pas à s’articuler : ils sont des couches transparentes en flottaison, avec, entre, de l’espace où circuler.
Ça n’est qu’ensuite que j’ai lu dans un livre paru en septembre 2015 et intitulé Développements l’ensemble des blocs-textes dont j’avais vu certains sous forme de photographies. Là, avec l’objet livre, un carnet format calepin, Jérôme Game propose le catalogue d’une exposition, pas nécessairement celle d’octobre à la Friche que je viens d’évoquer, parce que c’est la parution que je tiens en mains qui est l’exposition et en même temps son catalogue. Le sous-titre du livre Développements étant Photographies de Benjamin C, ce qui m’est donné à lire résonne comme une fiction, surtout après la présentation suivante : « Développements est la première exposition photographique de Benjamin C, personnage de Departure Lounge, roman à paraître de Jérôme Game », écrite par le même. Il n’y a rien à tirer d’une enquête qui viserait à la définition. Le statut des objets est en voyage ou en transit. La chose que l’on tient à la main pourrait être re-nommée à l’infini : photographies, exposition, catalogue, journal de voyage, roman, ou ne plus avoir de nom comme Benjamin C (un C me suggérant : ça n’est pas comme, ça n’est pas comme un livre qui serait une exposition, c’est). Peut-être y a-t-il là l’esprit du jeu, donner du jeu comme on dit de l’espace entre les définitions et les statuts des objets, rendre la primauté à une circulation entre les éléments, à un flux. J’ai un exemple de cette circulation : celle que j’ai effectuée entre la couverture du livre, une photographie couleur de Naby Avcioglu prise en Chine, et la page 30 où deux blocs-textes concernent Mao. L’un d’eux est une partie de la photographie de couverture, un zoom, dirait Jérôme Game : « On voit la veste de Mao fait quatre mètres de haut en acier sans tête boutonnée. C’est dans un parc, sous un arbre aux feuilles vertes il fait beau. Les gens leurs livres tranquillement leurs genoux, Mao sans un mot. »
« On voit » et « Ça a zoomé » reviennent dans l’amorce de nombreux blocs-textes mais leur précision bascule dans le flou. Les descriptions semblent nettes et les situations, gestes, environnements ont souvent une clarté constante comme dans ces photographies numériques toujours « réussies », sauf que de nombreux blocs-textes se délitent ou s’effondrent. La phrase dévisse. Elle était partie pour être au cordeau mais elle subit de curieux effondrements, annonçant peut-être la ruine. C’est là où l’on se souvient à nouveau que ce bloc-texte qui est une photographie – il est archivé et daté, comme telle – est aussi une voix et que nous vient l’écho des manques, des pertes, des redites, des clauses de style, bafouillages, bégaiements et autres obstacles et croc-en-jambes donnant aux lectures de Jérôme Game leur langue et leur salive.
« Ça a zoomé » permet une traversée du temps et des géographies. Chaque fois qu’un bloc-texte zoome, il en profite pour nous changer de pays. C’est celui de tous les parkings, immeubles, aéroports, bords de piscine, stations balnéaires mais aussi celui des arrière-cuisines. Les zones industrielles et les marques de fabrique sont les mêmes partout. Le zoom efface l’hypothèse d’un voyage pour en faire celle de tous les voyages, chaque fragment qu’il prélève à l’emporte-pièce me transportant dans un autre coin aussi partiel et aveugle.
Avec le « On voit » résonne l’impersonnel. Le veston vide de Mao est aussi celui du personnage, Benjamin C. Le « on » est la façon dont est placé le regardeur qui est le spectateur, l’auteur et le photographe. Le « on » est l’effacement de l’individu au profit de l’appareil-photo ou de la caméra qui est un téléphone. À première vue, l’environnement avale ce « on », n’en fait qu’une bouchée. C’est d’abord le « on » de qui est sorti de sa tête par les yeux.
Même le corps typographique diminué des blocs-textes du livre Développements oblige à zoomer. Ce sont sans doute des photographies, mais alors des vignettes. Du mur au livre, elles ont rétréci. Pourtant la langue ne change pas d’échelle. Le corps des mots a beau réduire le bloc-texte, le texte même, lui, demeure paysages urbains, places, magasins, immeubles, terrains vagues, lisières et périphéries puis détails de ce même environnement, toujours à cette échelle 1 que les mots projettent toujours. Ce que les mots donnent à voir reste à la dimension de la ville réduite à un fragment. Ils en donnent l’apparence hyper-réelle, insistant sur la rouille, la permanence du chantier, la menace du chaos. C’est au moment de la plus haute intensité visuelle que le détail fracture cette hyper-réalité et en brise la fausse consistance.
À un moment, peut-être en deuxième lecture, le roman prend le relais de la chose vue. Chaque bloc-texte est le fragment d’un roman. Des personnages reviennent dans quelques blocs. Rien ne se tisse vraiment avec ces indices romanesques. Parfois on sent la description d’un plan cinématographique, et là ce roman serait un scenario de film consignant chaque mouvement de caméra. Dans les blocs-textes, la langue s’approche d’un rythme. Les éléments de description ont un ton, parfois une scansion. C’est ce qui brouille la vue. Ce que l’on voit, ce qui m’est décrit, le phrasé d’une voix entendue dans le bloc-texte le conteste. À bien écouter ça n’est pas la voix mondialisée des aéroports. La langue décadre l’image. Elle la ronge même. À un autre moment, j’ai eu l’impression que toutes ces choses vues, apparemment si lisses, avaient été déchirées pour être remontées.
Des plans parallèles et transparents de réalité s’effondrent en me faisant passer d’un étage à l’autre. Voir ne continue pas lire, ni n’est à l’unisson. Pas d’équivalences. Plutôt qu’un développement (est-ce dans le sens photographique qu’il faut employer ce terme ?), j’ai senti des juxtapositions de fenêtres, Jérôme Game dit « un feuilletage ». Cette impression venait de l’architecture urbaine, des écrans, des néons, des enseignes, du mobile aussi, un Blackberry où défilait cette série d’images. Il me semblait que des zones de pixellisation abîmaient les prises de vue et que la voix qui les décrivait marchait à côté de ses pompes.
Le « on » où j’ai été englobé, je ne l’ai plus ressenti comme neutre. Il ne nous entraîne pas uniquement dans une réalité démultipliée et diffractée, mais vers des lacunes, des pertes de vue, où le « on » de Benjamin C trouve une voix et un corps. Plus on entre dans Développements, plus on ressent combien ce personnage de roman n’est pas anonyme. Mais il est corps beaucoup plus que personnage – surtout pas moi ou je – parce qu’il laisse entendre sa respiration et son trouble.




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Manucius
« Les Contemporains »
56 p., 4,00 €
couverture