Philippe Grand : [Nouure] / Jusqu’au cerveau personnel

 
par Jean-Pascal Dubost

En écrivant, puis en raturant, retrayant, retraitant, rajoutant, doutant, se taraudant, répétant, récrivant, réfléchissant, citant, annotant, recommençant, pensant, supposant, se relisant, renonçant mais s’obstinant, Philippe Grand impose son silence comme matière même d’écriture, et amplificateur de son écriture sur l’écriture depuis l’origine de son travail1, qui a lui-même pour objet projeté une écriture renoncée, ou un « brouillon recommencé » (James Sacré) : le renoncement génère, chez Philippe Grand, en saturant les pages de ratures invisibles, une formidable énergie d’écrire, « Écrire est une orientation de l’énergie »2, et une stimulante activité chez le lecteur, happé par ce qui l’attend et qu’il n’attend pas. Le ressassement du semblable au même en ses nuances répétitives (« Ainsi me vient le souci d’écrire différemment, ou la même chose de façon dirigée »), et ses variations formelles (prosimétriques, alternant prose de notes et vers), est ingénieusement accompagné par les éditeurs des deux livres simultanément parus, qui ont chacun élaboré une maquette faussement jumelle de l’autre – format, papier et couverture identiques, avec bibliographie de l’auteur inscrite sur la première de couverture, et texte de quatrième semblable : « Ce livre ? Un bout, / l’un des bouts du livre » –, avec pour légères différences, les titres et leur couleur, ainsi que le nombre de pages ; bel exemple d’accompagnement éditorial pensé et créatif d’un auteur, et pour deux livres qui ont une vingtaine d’années de distance : 1983-1989 et 2003-2013 ; lesquelles dates sont de fausses bornes temporelles, car les incessantes réécritures ont amené la jonction entre les deux ensembles par nombre d’échos-réponses : en ces deux livres distants, Philippe Grand se dialogue sur la nécessité d’écrire, soucieux à l’extrême de ce qui a été inscrit : « la volonté de préciser déculpe la possibilité de l’erreur » ; il a l’indétermination précise. Le geste d’écrire est vécu comme une tentation de retrait eurydicéen vers les enfers du non-écrire (le silence total ?) mais refusé comme tel (« je dois avoir cessé d’écrire pour écrire encore ») ; alors écrire c’est agir, ne pas laisser faire. Pointilleux jusqu’à l’obsession, Philippe Grand crée, de livre en livre, une œuvre auto-palimpseste, par couches successives ; produit des hypertextes depuis des textes effacés, élabore progressivement un ars subtilior, un traité sur l’art d’écrire aussi complexe que raffiné, impossible dans son objectif (« l’écrit parfait », sinon définitif dans sa quête de sens : « Il ne peut y avoir de sens du sens qu’abysse d’inexistence », ou ainsi que l’écrivait Roger Giroux : « Le livre absolu, livre total, l’œuvre ici, au cœur de l’explosion immobile »3), et visant néanmoins à la clarté : c’est le cœur de l’œuvre en voie d’inachèvement de Philippe Grand.




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[Nouure]
Éric Pesty Éditeur
176 p., 16,00 €
couverture
Jusqu’au cerveau personnel
Héros-Limite
240 p., 18,00 €
couverture

1. Le premier de ses livres fut publié en 1999, aux éditions Ivrea.

2. Les citations proviennent indifféremment des deux livres de Philippe Grand, dans la logique du même-livre-qui-s’écrit.

3. In Journal d’un Poème, Éric Pesty Éditeur, 2011.