Alejandra Pizarnik : Textes d’Ombre

 
par Yves Boudier

Traduits par Etienne Dobenesque, les poèmes réunis dans ce volume sous le titre Textes d’Ombre – Derniers Écrits, pour la plupart inédits en français, correspondent aux ultimes ensembles qu’Alejandra Pizarnik avait elle-même rassemblés pour une publication. Rédigés dans les deux dernières années de sa vie, entre 1970 et 1972, ils sont considérés par le traducteur comme le point extrême « d’une recherche désespérée de l’autre par l’écriture ». Dialogues entre « Ombre et ombre », double multiplié du poète en volonté d’exister sous les formes spectrales que le silence et la nuit traversent, « elle parlera par miroirs / elle parlera par obscurité / par ombres / par nul » (p. 24), ces poèmes prennent à la gorge, ralentissent étrangement la lecture dans laquelle ils nous appellent à consentir à une quasi-dissolution des sentiments dans un mouvement imperceptible d’effacement de tout lyrisme solipsiste pour susciter un acquiescement conscient et radical au monde, à la géographie des passions et des abandons. Ils touchent ainsi à l’intime, au cœur même de toute écriture poétique : « le centre / d’un poème / est un autre poème / le centre du centre / est l’absence // au centre de l’absence / mon ombre est le centre / du centre du poème » (p. 11). Les textes en prose prennent le relais, sous la lumière tutélaire des lectures et de la vie manifeste, en quête d’un lieu, d’un jardin non pas d’Eden mais jardin des voix blessées à la recherche de leurs ombres naturelles et animales, de la dette testamentaire qui se renouvelle en boucle, ombre de l’ombre de l’ombre, et qui danse sur elle-même. Le corps toujours présent de l’angoisse, un corps hanté par sa mémoire médicale rongée, interroge le désir d’excès, de presqu’auto-mutilation, de perte à travers la répétition de fantasmes sexuels d’où l’amour désespéré du vivre peut continuer de dicter les gestes qui toutefois « n’étanchent pas la blessure qui suppure » (p. 66). La solution demeure de s’exclure de soi, de détacher l’ombre de l’ombre, de congédier l’âme, le langage qu’elle condamne. « Quel masque mettrai-je quand j’émergerai de l’ombre ? » (p. 57). Un pari impossible, comme en témoigne ces lignes finales : « Je pensais m’en aller là-bas, au soleil, nue. / J’ai regardé, et alors ? Toutes les choses, même les petites et les triviales, sont sans fin » (p. 75). Ainsi le mystère s’épaissit-il encore : qui est au fond Alejandra Pizarnik, poète lucide au-delà du refus de tenir un journal de ses « périssements » et voulant apparaître et disparaître comme « un visage aux traits de paradis perdu » (p. 42) ?




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Ypsilon Éditeur
88 p., 17,00 €
couverture