par Christian Travaux
Le titre Les Métamorphoses pourrait prêter à confusion. Pas de poème en quinze chants, ici, de l’origine du monde à l’avènement d’Auguste. Pas de récits mythologiques, mêlant les amours malheureuses, les tromperies des hommes et des dieux, les peines, les châtiments divins. Pas même de leçon d’Épicure, en fin de parcours, sur la matière, les transformations nécessaires, inévitables, de tout être et le devenir des hommes. Non rien. Rien de cela, dans ces Métamorphoses modernes, écrites maintenant, pour notre époque. Gérard Cartier est scientifique, de notre temps. Et son recueil n’a rien à voir avec Ovide.
Pourtant, il est construit autant que son ancêtre homonyme. Pas en quinze chants. Mais, subtilement, avec trois entrées possibles en six sections de dix poèmes, plus – à chaque fois – un prologue. D’abord, une lecture linéaire en six étapes comme autant de conseils, de maximes pour vivre : « Faire de soi sa discipline », « cultiver ses vices », « hasarder tous les sentiments »… Autant d’avis qui tiennent autant du Manuel d’Épictète ou des Pensées de Marc-Aurèle que de la Justine de Sade. Mais une « Table » invite le lecteur aussi (à tous les sens du terme) à consulter la carte des plats qu’offre ce recueil gastronome : Hors d’œuvre, poissons, viandes, trou normand et même miettes… Et là, plutôt, il s’agirait de nous mettre en appétit, d’ouvrir le lecteur et ses sens à toutes sortes de plaisirs terrestres, à savourer tant par le corps que l’esprit ce livre de bouche, ces poèmes-dégustation, saveurs et odeurs confondues.
Enfin, une dernière liste évoque les hôtes de passage, dissimulés dans les poèmes et esquissés obliquement. Par siècles : Homère, François d’Assise, Malherbe, Baudelaire, Sandro Penna, ou Lionel Ray et Jean Ristat… Un dîner en bonne compagnie qui dit plus qu’un simple carton d’invitation, ou un listing choisi d’invités VIP. Connivences intellectuelles. Affinités. Bibliothèque, plutôt, où l’on circulerait en circulant dans le recueil. Et c’est vrai que ce livre est riche, multiple, ouvert à tous les sens. Non pas recueil, mais recueils. Non pas livre, mais livres ou Bible, au sens de bibliothèque d’auteurs lus, d’écrivains aimés, et convoqués dans l’écriture, ou dans la mémoire de l’écrit. Car ce livre est, d’abord, mémoire, somme mémorielle, livre d’images qui résistent, dans notre esprit, alors que tout a disparu. Faits d’histoire, vie personnelle, vie professionnelle, lectures. Images d’enfance. Visions présentes. Autant de choses que l’esprit brasse, que la pensée remue et bouge, et soumet à des mouvements indépendants de notre vie.
Alors, dire, et vouloir les dire, comme elles viennent et comme elles vivent dans la mémoire et sous la plume. En longues grappes de langage, en fragments ou en bloc de prose découpée comme un plat de viande. Des vers sont dissimulés à l’intérieur de ce maelstrom, invitant le lecteur à dire autant qu’à lire, et savourer. Des alexandrins très classiques, ou des hendécasyllabes, où viennent s’accrocher les bribes de ce qu’on retient dans nos vies, de ce qu’on croise, de ce qu’on vit, de ce qu’on lit et qui nous frappe. Tout un monde de sensations, d’odeurs, et de réminiscences. Tout un mélange désordonné de faits, de choses, de pensées, qui parlent, s’évoquent, s’appellent, ou s’interpellent de loin en loin.
Et toute une alternance, aussi, de blancs, de trouées dans l’espace de la page, pour respirer, ou dire le souffle de l’écriture, et de l’écrivain, respirant. Une langue nouvelle s’y fait jour. Une parole s’y fait entendre, singulière, revisitant toutes les données de l’existence, au moment d’un bilan des jours. Des jours vécus ou à venir. Des jours gardés dans la mémoire, comme ceux tombés dans l’oubli, et qui revivent sous la plume en partielles épiphanies, en lueurs brèves. Aussi ce livre est-il encore métamorphose du réel, et du langage, et du poème. Variation sur le fait de vivre et d’appréhender notre vie. Anamorphose des jours vécus, comme autant d’éclats disparus. D’étoiles vives.
Et l’enchantement est permanent.
128 p., 12,00 €