par Olivier Quintyn
Le travail graphique d’Opicino de Canistris, clerc de la pénitencerie papale d’Avignon dans la première moitié du XIVe siècle, ne laisse pas d’interroger depuis sa découverte par des historiens d’art proches d’Aby Warburg comme Salomon et Saxl. Les fascinantes cartographies d’Opicino (magnifiquement reproduites) où, pour le dire vite, les contours de l’Europe ou de sa Lombardie natale sont comme emboîtés dans des figures d’échelles plus vastes, tantôt anthropomorphes, tantôt monstrueuses, font l’objet au fil du livre d’un riche éclairage et d’une enquête précise et méthodologiquement très assurée. Cette dernière repose toutefois sur un présupposé un peu trop psychopathologique, dans la mesure où elle fait de l’invention graphique d’Opicino un simple moyen de figurer et d’externaliser les déchirements et injonctions contradictoires qui sont celles des membres du haut clergé faisant carrière au sein des lieux de pouvoir de l’administration papale : en somme, une résolution figurale d’un « double bind » au sens de Gregory Bateson, entre humilité chrétienne et réussite sociale, entre compréhension théologique de la foi et stratégie personnelle. Sans doute serait-il plus productif de voir les cartes d’Opicino de Canistris comme des formes synoptiques, superposant par saturation des systèmes de notations sémiotiquement hétérogènes. Les « dessins » fonctionnent ainsi comme des actes de totalisation impossible, à la manière d’un collage agençant à la fois des discrépances visuelles et des moments de synthèse iconiques. On y repère simultanément des blocs grapho-textuels multiples et dispersés, des topographies réelles empruntées aux premières projections cartographiques de l’époque, des macro-figures englobantes comme celle du Christ ou de la Vierge et des triangulations énigmatiques : soit des configurations qui tentent de relier les échelles violemment incommensurables de la vie individuelle du clerc, des tâches sacramentelles et institutionnelles qu’il accomplit dans son existence officielle, et celle de l’unité métaphysique et dogmatique de l’Église écartelée dans les conflits politiques séculiers.
