Jean-Jacques Viton : Je voulais m’en aller mais je n’ai pas bougé

 
par Christian Tarting

Manuel de dénouement

Le monde, bande passante, sismique, précipités, le monde, principes d’affolement et stases, manières froides du moment ou rages au contraire, est là se faisant défaisant, s’affiche, coule, arrêts sur lui, saute et se délie, se rassemble-éclate, s’affirme en noir et blanc, dans la crispation mais aussi une élégance triste (là dans la langue), dit cela, dit ce que dit la crispation, ou non – ne s’y range, l’épouse ou la rejette au contraire – au contraire la tient en respect; le monde est peut-être au contraire: tel est d’abord ce dont nous instruit, et de si longtemps, l’entreprise poétique de Jean-Jacques Viton. Donnée au réel et à sa tête multiple (Luc Ferrari). À ce qui en coupe. Et : de lui toujours se mettant à distance, prenant sans annonce ses marques, elle recadre l’événement, dans la fermeté d’un vers constamment armé, au sens fort, de la logique du récit. Logique critique, anti-effusive, anti-démonstrative. Vers de longue venue, rapteur-informatif, et du long souffle ; nourri, scandé, commentant. Vers qui, de son attachement au fait brut, à l’infra-ordinaire (« 10.45 moins fatigué qu’à 09.00 / je n’ai fait que des gestes raisonnables automatiques », « plus attentif qu’à 10.00 / descendu 96 marches par blocs de 8 marches très larges », « plus absent qu’à 11.50 / n’ai rien fait ou tout oublié c’est le cours du temps »), d’un entomologisme distancié (l’intime et l’environ) à la frappe de l’« immonde mondial1 » (« mon regard allait vers cet ami qui égorgeait / j’ai eu un malaise et j’ai détourné le regard / je voulais m’en aller mais je n’ai pas bougé », « la fin d’un homme auquel on ouvre le torse / désarticule l’épaule au poignard extrait l’os du bras / que l’on casse avec effort pendant que l’homme / fait caca en beuglant »), n’oublie rien de ses responsabilités, ne veut rien perdre de son pouvoir. (« Le vers libre a tous les droits sauf celui de ne pas être un vers » : Viton répond, obliquement mais nettement, à l’assertion de Jean Royère souvent rappelée par Jean Tortel.) Vers au contraire : celui de la tenson, là toujours, cœur de la dispute et cœur d’amour – pour lui et le monde. Vers offensif, qui ne veut pas s’en laisser conter et refuse le charme (mais pas l’élégance, triste ; alors, et de si longtemps). Sed contra : dans la lumière, l’idée lucide du texte et sa violence rentrée (non son énervement; non son agacement). Sa violence, plus justement : ramassée. Ce livre, certainement le plus fort de Jean-Jacques Viton depuis Décollage2, dit cela, pour-contre le monde : une écriture (« La révolution, c’est le style... ») mais plus encore. Sans manifeste une pensée. (En l’occurrence, plusieurs manifesteurs intempestifs pourraient s’en instruire ou inspirer.) Politique. Viton : sans aucun doute le poète politique de l’espace contemporain, en France. Le seul.

— Article publié dans CCP n°17, 2009.




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P.O.L
112 p., 16,00 €

1. L’expression est de Gérard Granel.

2. P.O.L, 1986.