par Christophe Mescolini
Durant plus de 30 ans, depuis son observatoire de Sausalito, Etel Adnan aura contemplé le mont Tamalpaïs, point focal de ce journal de création et de pensée, paru initialement chez Post-Apollo Press en 1986.
C’est la fréquentation de cette montagne qui constitue la fin, comme intransitive, du « voyage » indiqué par le titre. A place que l’exilée, en proie à ses « Érynies » libanaises, rencontre en 1975, et qui deviendra pour elle « le home lui-même ». Un lieu, inscrit « au centre de [s]on être », où elle choisit de vivre, – vivre de ce paysage1 et des ressources que celui-ci déploie, inépuisablement, pour elle. Le projet est donc ici, inséparablement, éthique et esthétique, poiétique : « La montagne devient une chose que je fais, comme on dit ‘faire sa vie’ ». Ce faire s’effectue en une série de gestes créateurs, picturaux (mouvements abrupts, puissants et délicats des dessins à l’encre de Chine) et littéraires (un réseau de reformulations fraîches et mouvantes) qui produisent sur la page « les possibilités infinies qu’a la matière de changer d’apparence ». De ces gestes conjugués avec beaucoup de grâce et de fluidité émerge, entre plongée immersive et élévation critique, une pensée de la perception : « La vision est l’évanouissement de l’œil sur l’objet. La perception est un rayon qui détruit dans le but d’assimiler » – elle-même le produit d’une dynamique collective d’échange et de partage du sensible (au sein de l’atelier d’Ann O’Hanlon, par exemple, qui joue un rôle important). Dans ces pages où Cézanne fait figure d’éclaireur (« ses œuvres partent d’une perspective calme et puis, destinées à l’Espace, atteignent à la vélocité de la lumière »), l’autonomie des pratiques artistiques est réaffirmée avec force, et non sans humour : « Nous portons en nous des langues autonomes destinées à des perceptions spécifiques. Il est donc inutile de traduire un ordre dans un autre. Et puis il ne faut pas s’en faire. Il n’y a de repos dans aucune sorte de perception. »
96 p., 19,00 €
1. Construction syntaxique risquée par François Jullien dans son essai Vivre de paysage ou L’impensé de la raison, Gallimard, 2014.