Laurent Albarracin : À

 
par Tristan Hordé

Rares sont les titres d’une seule lettre, on pense à V (Thomas Pynchon), H (Philippe Sollers) ou G (John Berger), mais il ne s’agit pas de recueils de poèmes. Que peut signifier cet À, préposition, qui ouvre grand nombre de proverbes — « À bon vin point d’enseigne », « À chaque jour suffit sa peine », « À la pauvreté toute porte est fermée », etc. ? À ne lire que le premier vers de certains des quarante huitains du livre, on penserait que Laurent Albarracin reprend cette forme ancienne et la parodie : « À son sang neuf on reconnaît le monde », « Aux fruits vont les guêpes », « À l’écume l’écume se jette », etc.

Cependant, la rencontre n’est que superficielle avec le proverbe qui a, entre autres caractéristiques, d’être prescriptif, ce qui est exclu de À. Il s’agit plutôt d’une manière particulière de dire les choses du monde sans y impliquer le sujet humain : « (…) la fleur n’a pas besoin de moi / pour publier son ban et son ruban / et se dédier toute à la fleur ». Il y a une tranquille assurance à répéter que telle chose est, d’abord, ce qu’elle est – Laurent Albarracin écrivait en 2007 dans un court essai : « La chose est habitée par ce qu’elle habite : la chose » (De l’image). La tautologie, qui pourrait sembler naïve, défait la superficialité du regard ; en même temps, si « À même enseigne sont choses et êtres », les sentiments n’ont plus leur place, ou plutôt le « je », le « je-tu » perdent leur place privilégiée dans le poème.

Les liens entre les choses du monde, complexes et peu lisibles, sont restitués par les rapports que le poète – un instant voyant ? – établit entre les mots, notamment par la paronomase (les fruits ont « pour seul pécule leur pédoncule »), l’homophonie (« l’âne brait dans ses braies »), la répétition de sons (« des rourous (…) ronds (des roues d’amadouement) »). Peut-être faut-il parfois refuser la norme et inventer un regard plus « juste » sur les choses, donc revoir les mots qui les désignent : le dictionnaire donne « abysse » masculin, mais le féminin convient mieux quand on veut qualifier, donc on écrit « blanches abysses ».

Les dessins de Jean-Pierre Parraggio s’accordent bien à cette perception des choses et le titre, À, pourrait être aussi le signe d’un commencement, première lettre à partir de laquelle les choses sont vues avec leurs « vraies » caractéristiques, le secret secret – titre d’un livre de Laurent Albarracin (Flammarion, 2015).




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Dessins de Jean-Pierre Paraggio
Le Réalgar
« l’Orpiment »
56 p., 14,00 €
couverture