Jean-Claude Lebensztejn : Figures pissantes, 1280-2014

 
par Siegfried Plümper-Hüttenbrink

Que trop souvent les historiens d’art font preuve d’une érudition quelque peu momifiante, digne d’un scoliaste. À les entendre l’art n’irait pas sans un savoir qui puisse l’authentifier par toutes sortes d’arguties. Datations et attributions font loi et sans l’aide desquelles l’art menacerait ruine. Rien de tel toutefois avec l’historien Jean-Claude Lebensztejn qui pratique en matière d’érudition une « Gaya Scienza », un savoir joueur, voire dissimulateur tel que l’entendait F. Nietzsche. Déviant, espiègle, sachant rire et rebondir à tous propos, ce savoir festif se sait fictif. Aux arguties, il préfère les facéties et les fables. Et aux historiens, il préfère les histrions qui savent se jouer de tout et faire feu de tout bois comme en témoigne l’étude que J.-C. Lebensztejn vient de consacrer aux Figures pissantes. Elle se lit à l’instar d’un chantier de fouilles archéologiques et qui prend pour guide le « Manneken-Pis » – cet enfant impubère pissant d’aise – et qui en est venu au cours des siècles à faire le tour du monde.

Du Pis des fontaines de la Renaissance italienne sur lesquelles il trône en toute souveraineté, en passant par le Pils d’une brasserie belge qui le prit pour emblème, J.-C. Lebensztejn inventorie ses apparitions, sonde ses postures, et interroge ses attributs et les lieux de prédilection où il se met infailliblement à pisser. Autant dire qu’il mène l’enquête, croisant maints de ses avatars comme les putti, ces angelots pisseurs et fessus qui peuplent les tableaux du Quattrocento. Sans parler de ses contrefaçons qu’on déniche sur eBay qui propose pour 499 euros, parmi les accessoires de jardin, une fontaine avec un putto che piscia in polvere di marmo d’un mètre quarante-cinq et qui  se mettra à pisser en courant continu pour agrémenter l’ouïe de son acquéreur. Gargantua est aussi à l’honneur qui, de rire à gorge déployée, en pissa un déluge. Chemin faisant on croisera encore la danse extatique des Zunis, d’aguerris buveurs d’urine et qui la tiennent pour un élixir quasi magique. Quant à l’urine du bambini – eau bénite, liqueur lustrale et tonifiante – elle n’est pas sans avoir aux yeux de J.-C. Lebensztejn un relent  baptismal. Aujourd’hui encore il est toujours d’usage en Italie d’appeller acqua santa le pipi intempérant du bébé et qui peut s’écouler comme de juste dans l’acquasantiero qu’est le bénitier d’église.

Mais pis et pisseries d’infans n’ont malheureusement plus cours à l’ère du numérique. Pisser comme bon vous semble est même devenu un acte plus que douteux. Le savourer en état d’ébriété, et en plein vol, comme s’y risqua G. Depardieu peut avoir de fâcheuses conséquences si on ne s’appelle pas Gérard Depardieu. De toute évidence pisser ne fait plus rigoler. Quant à l’opprobre jetée sur les « pisseurs », sans doute date-t-elle de l’invention fatale de l’Urinoir de M. Duchamp. Il a beau être une Fontaine, on n’est guère enclin à boire de son eau. Ni de s’extasier sur les Oxidation Painting d’Andy Warhol qu’il prit soin d’imprégner de sa liqueur de longue vie. Son jet qui se veut un défi, est loin de vous faire pisser de rire. Il désacralise à tout jamais l’acqua santa, l’eau de jouvence du chérubin, pour en faire un liquide corrupteur, qui oxyde et confère à la toile tout son relief. Uriner revenant à ruiner. L’idée certes a quelque chose d’innovant. Elle n’est pas sans faire songer à quelque rituel alchimique au cours duquel on mettrait à jour, et ce à l’aide de sa propre substance, un tableau pisseux en diable et tout juste bon à jeter aux ordures. Mais qui avilit l’art, en vue de le liquider sous forme de pisse, n’évite en rien son esthétisation qui en devient outrancière. Les ready-made duchampiens ne dérogent pas à cette loi qui veut que tout art n’est qu’un revêtement artificieux, une peau factice et faite pour donner le change. Même sa mort tant annoncée reste une fiction de plus, un maléfice qu’il s’agit d’exorciser en l’esthétisant à outrance, comme s’y employa du reste ce chaman de pacotille, tout en strass et paillettes, que fut Andy Warhol.       




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Avec 138 illustrations
Macula
160 p., 26,00 €
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