Esther Tellermann : Éternité à coudre

 
par Yves Boudier

Esther Tellermann porte en elle une vision, une vision rétrospective aussi bien que divinatoire. Chaque ensemble de ses poèmes donne un corps écrit au corps (de) pensé(e), à l’intime qui hante le poète au jour le jour, celui de la marque originelle de la mort portée à l’homme par lui-même sur lui-même. Lorsque le réel le plus violent l’emporte sur les seules images de l’horreur contenues, retenues par la mythologie et la parole légendaire, lorsqu’au contraire le passage aux actes recouvre la terre du voile noir de la barbarie, celui des « fournaises », il n’est que le poème (leçon de Celan1) pour retracer et reconstruire « un peu d’horizon », pied à pied, vers après vers, redonner aux « alphabets » le pouvoir de nommer « l’églantier » et le monde, les « éclats de jour », « les espaces / les suspens / du rêve », « le sacrifice du signe », les conditions de la lumière. C’est la mission répétée, la re-prise par le poète, sa lisière d’écriture : recoudre les frontières, ressaisir l’humain où la jointure entre les êtres tisse le lien d’amour, redonne place au désir, ouvre la traversée des douleurs et du jouir en balance.

Ainsi, recoudre, repriser, instruire le retour du geste, de la geste. Le poème re-prise, saisi par la pulsion de re-faire, du re-prendre pour réparer. Il « mâche » les mots qui portent le préfixe de la répétition et imposent au je de gouverner son verbe au passé simple, point sur la ligne du temps, borne à chaque fois de cette reprise qui, elle, s’inscrit dans l’espace répétitif de l’imparfait et du pluriel. Dialectique ordinaire du récit dans le discours, propre à dé-signer, comme pour sortir du signe, l’irréductible de la douleur humaine, hâter hors de l’écriture fidèle à la norme grammaticale, la tenue d’une parole qui sait qu’en bouche se mâche la matière sonore de l’adresse vive à l’autre, poème phonème, poème vif aux coupes d’une forme disséminée dans la page : le vers, tranché-tranchant de fer aux bords mortels émoussés et retournés vers l’inoffensive passivité de la disparition.

Ainsi, le poème crée-t-il la possibilité d’une rencontre, celle des pronoms, jusqu’à majusculer le féminin, Elle, pour affirmer l’autorité d’une parole de conviction, d’adhésion de l’autre à son destin éphémère d’amant, « où s’absente / le souffle ».

Les spectres s’éloignent, se dissimulent derrière l’écran de la vie qui reprend, consciente d’un déchirement toujours possible de cette paroi de langage dressée contre « le mourir ». Comme mise en sac, étouffée et muette pour un temps que toute prochaine mise à sac risque de réveiller. On ne peut mieux dire l’absolue nécessité de la veille, ronde de nuit permanente pour aller vers « l’azur », les jours en humanité vécus et inséminés par le poème. La chair devenue cendre renaît-elle ainsi sous le sceau de l’amour. Êtes-vous prêts ?

Je voulais une
Éternité à coudre
À nos deux noms

écrivait Esther Tellermann dans Le Troisième, publié en 2014 chez le même éditeur. Elle soulignait qu’il y avait alors un autre livre en son cœur. Aujourd’hui, ces pages, toujours non foliotées, comme flot d’une source inépuisable, donnent suite à une œuvre au pur parcours endoréique.




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Éditions Unes
96 p., 17,00 €
couverture

1. Paul Celan, Contrainte de lumière, Belin, « L’extrême contemporain », 1989.