L’Ours blanc n°11

 
par Frédéric Valabrègue

Le manifeste unverti introduisant les Extraits du journal d’Oliver Charming et développant ce que sont « l’unversion » et « l’unvention » nous renseignent autant sur une conception de la poésie que sur la sexualité de Jack Spicer. Sa sexualité, c’est sa poésie et sa poésie une métasexualité. Comme il le dit dans son manifeste, « Un unverti ne doit pas être homosexuel, hétérosexuel, bisexuel ou autosexuel. Il doit être métasexuel. Il doit trouver du plaisir à aller se coucher avec ses propres larmes ». Le préfixe un en anglais indique la privation. Dans le cas des papiers d’Oliver Charming, un se substitue au in dans lequel Spicer ne veut pas être. Il est ni in ni out. Où est cette zone flottante ? Dans les limbes où seraient des anges sans sexe ? Pourquoi n’en auraient-ils pas ? Le un n’est pas si privatif que ça. On ne peut pas en faire un contraire ni une négation. Par exemple « l’unverti » peut être homosexuel. Si le mot est transformé en néologisme, s’il est abîmé par rapport au langage commun, c’est pour le déporter hors de sa définition. Bien avant que le terme de trans-genre ait été employé, on peut avancer que « l’unverti » est trans-genre (comme l’est la poésie de Spicer faite de récits). D’autre part, et c’est ce que le manifeste pose, ni les poètes de la San Francisco Renaissance ni ceux de la Beat Generation n’ont le désir de s’en tenir à une définition statique de leur poésie ou de leur sexualité.

Les papiers d’Oliver Charming est le journal des conversations entre des contemporains et les fantômes qu’ils évoquent. Les protagonistes s’y dédoublent et parlent à travers des alias et des avatars dans des lieux de rencontre au présent et au passé (The Place et The Black Cat). Le groupe dont ce journal consigne les intérêts, les plaisanteries et les jeux forme une confrérie de personnes et de personnages dont il est vain de séparer la réalité et la fiction. Si ce journal a le désir de s’appuyer sur une chronique, c’est pour la volatiliser ou pour la faire parler « de seconde main ». Il n’y a là jamais personne pour « exister » en son nom, sauf peut-être à un moment le court hommage à Robert Duncan, mais alors comme un grumeau dans une nébuleuse. « L’unverti » Oliver Charming subit un procès parodique de la part de son entourage sous l’accusation d’angélisme, non-existence, non-consistance. Il n’a de corps que celui de l’environnement dont il est le récepteur. Pour Spicer, le poète est le vase, la zone de réception renvoyant des échos et condensant une mémoire sans hiérarchie. À la question qui parle ? posée par la littérature depuis Joyce, répond : tout parle à la fois. Pas tout, en tout cas pas le monologue intérieur encore psychologisant, mais une polyphonie externe. Oliver Charming parle avec les pulps, les comics et les animateurs d’émissions de télévision. Il est pop, bien avant le pop. « L’unvention » est la poésie de l’extérieur en lambeaux, morceaux crus d’un collagiste aux raccords contrastés souvent caractéristiques de ce qui est partagé par une mémoire collective. Des détectives et des génies de bistro rejouent Dada (une marotte, précise Spicer dans une conférence) et pratiquent le MERTZ, une sorte de commertz sexuel. MERTZ « unvente » au café comment la poésie américaine retrouve l’esprit de Rimbaud en adoptant la langue des martiens (des mertziens ?). C’est en cela que toutes les rumeurs des conversations tenues à San Francisco en 1953 nous passionnent. Robin Blaser, Robert Duncan et Jack Spicer rejouent Dada et le Surréalisme sur le mode de l’enfance mal dégrossie et de la culture industrielle. Ils s’appuient sur les données de ces mouvements pour les tourner vers quelque chose d’intempestif et de vigoureux. Ils revisitent l’automatisme et lui donne une valeur autre : la dictée ne ressort plus de l’inconscient psychanalytique mais de la rumeur collective. Le non-sens n’y a pas le goût de l’insolite ni de sa brocante (surtout pas l’absurde, Spicer affirme détester Kafka). Il faut examiner de près cette notion de non-sens où le journal s’attarde. Les papiers d’Oliver Charming apparaissent comme non-sensiques au niveau d’une phrase et même au niveau du contrepied proposé par la juxtaposition de deux phrases, mais jamais au niveau de l’ensemble. La chronique rassemble un esprit de suite où reviennent les questions d’une époque. Il y a un sujet, pas si éclaté, pas si digressif ni dérivant, annonçant les développements de ce qui sera chez Spicer et Duncan le poème sériel (ici, le sujet ou pivot en question serait : on ne peut prétendre renouveler la poésie sans ré-imaginer sa sexualité sous peine de convention et d’impasse, comme les surréalistes « froggy », l’ont montré avec leurs histoires de « tétons »... ).

Les papiers d’Oliver Charming précède d’un an le D’après Lorca qui est la véritable entrée en matière de l’œuvre de Spicer. Tous les motifs principaux sont là en germe, mais comme enfermés dans leur gangue et ayant du mal à libérer un véritable espace. On sent que Spicer est encore tenté par le roman. On peut aussi se souvenir que The Subterraneans de Jack Kerouac écrit en 1953 tire la plupart de ses scènes du milieu nocturne de San Francisco. La comparaison, quasi sociologique, s’arrête là. Il y a chez Spicer un goût pour la fabulation et les mythologies hyperboliques qui vont le libérer de tout ancrage dans la réalité et ses circonstances. Tout ce que son incroyable culture poétique sédimente, il va en faire résonner les échos et les répons dans un esprit de synthèse quasi médiumnique. C’est en cela que nous considérons ces « papiers » comme très importants : « unvertis », anges, martiens et fantômes sont les vecteurs d’une transe douce redonnant leur vivacité aux héritages des avant-gardes. C’est à eux qu’est confié cet héritage pour qu’ils le déploient à nouveau dans un ordre qui leur appartient. C’est en déléguant ses forces à « l’unvention » d’une altérité globale que Spicer va gagner en vitesse et en justesse. En « unverti », il va accueillir, se laisser pénétrer, disperser, parcourir. Comment agit ce corps robuste qu’est la poésie de Walt Whitman dans l’air qu’il respire, comment Federico Garcia Lorca lui apprend à fredonner son romancero dans ce qui reste d’Espagne en Californie, ce dans le même moment où Duncan se branche sur la fréquence des glossolalies d’Antonin Artaud ?




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Les papiers d’Oliver Charming par Jack Spicer
Traduit de l’américain par Éric Suchère
Héros-Limite
28 p., 5,00 €
couverture