Agota Kristof : Clous

 
par Michel Ménaché

Exilée de Hongrie en Suisse, en 1956, lors de l’intervention soviétique, Agota Kristof s’est d’abord  établie à Neuchâtel où elle a connu la vie en usine avant de publier une trilogie romanesque qui l’a rendue célèbre dans le monde entier. Disparue depuis 2011, on découvre qu’elle était aussi poète. Ses manuscrits de poèmes hongrois ayant été perdus lors de sa fuite, elle les a reconstitués de mémoire, en a ajouté d’autres durant les premières années d’exil. Quelques poèmes rédigés en français complètent ces textes anciens. Comme pour Klaus, son personnage du Troisième mensonge, poète et typographe, le bruit des machines a rythmé son écriture. Ses poèmes transcrivent un rapport vibrant au monde, où la nature et le chaos urbain se côtoient, où l’amour se heurte aux difficultés de la vie sociale, aux malentendus et aléas des relations affectives, où la présence de la mort s’impose, obsédante et inexorable… Clous, acérés comme la cruauté des hommes confrontés à la violence de l’Histoire.

L’angoisse existentielle, la fugacité des sentiments, la douleur diffuse des moments de grande solitude sont consignées sous forme à la fois elliptique et lyrique dans le poème : « Quelque part toute chose touche à sa fin / de nos corps demain pousseront des fleurs tardives / et la course sablonneuse du vent côtier / emportera nos blessures sur son épaule. » La souffrance est omniprésente : « Tout à nouveau me faisait mal. » Les émotions sont cependant tempérées dans quelques-uns des textes par un humour grinçant. Ainsi, des souvenirs scolaires revisités évoquent le corps des maîtres comme objets d’expérimentations loufoques et irrévérencieuses : « on pouvait […] fabriquer de merveilleux instruments de musique / avec les nerfs du professeur de biologie… » L’auteur tourne en dérision l’invasion informatique qui supplante insidieusement les cerveaux humains. Ailleurs, elle s’adresse avec empathie aux émigrants se perdant sur des routes qui ne mènent nulle part : « semblables aux nuages / vous filez par-dessus les clochers et les montagnes. » Dans Les voyageurs du bateau, elle compose une vision fantastique où les figures et objets s’entrechoquent comme dans une toile de Dali : « les musiciens n’ont pas vu la béquille du soleil […] l’impuissant soleil paralytique se tenait / au-dessus de la vallée […] et au dernier moment / les voyageurs du bateau / ont hissé leurs morts sur leurs épaules / en jetant derrière eux un regard vers la terre. » Agota Kristof qui a connu la vie en usine s’émeut de la mort d’un ouvrier : « l’usine a pris pour elle tout le souvenir la jeunesse / et de quarante années de labeur il ne reste que / la fatigue mortelle. » Mais ce sont d’abord l’amour et la sensualité qui sont au cœur de cette poésie intimiste et charnelle : « Hier tout était plus beau / la musique dans les arbres / le vent dans mes cheveux / et dans tes mains tendues / le soleil. »




Share on FacebookTweet about this on TwitterPin on PinterestShare on TumblrEmail this to someone
Poèmes hongrois et français
Traduction par Maria Maïlat
Édition bilingue
Zoé
208 p., 18,50 €
couverture