Jean-Michel Maulpoix : La poésie a mauvais genre / Le voyageur à son retour

 
par Antoine Emaz

À travers les essais de La poésie a mauvais genre, Jean-Michel Maulpoix poursuit une réflexion critique qu’il n’a jamais séparée de son écriture poétique1. On retrouve ici les fondamentaux de sa lecture de la poésie moderne et contemporaine : si la poésie a perdu son audience et son aura, si elle n’est plus un « hyper genre » (p. 8), c’est à mettre au compte de la crise du lyrisme depuis Baudelaire. On mesure le potentiel nostalgique d’une telle position, et il s’exprime au passage dans certaines pages sur Apollinaire et Perse, mais ce n’est pas le ton dominant. « S’il reste encore aujourd’hui des chants à chanter, c’est où, quand, comment, pourquoi, et dans quelles formes, en faisant preuve de quelle espèce de vigilance ? De ce point de vue, la notion de lyrisme critique recouvre à peu de chose près dans mon esprit la part toujours possible d’art poétique » (p. 56). Il s’agit donc d’acter la perte du grand lyrisme puisque l’évolution historique et les traumatismes du XXe siècle l’ont rendue irrémédiable2, mais de sauver ce qui peut l’être, au moins encore la possibilité d’un « chant » minimal, celui qui correspondrait à notre époque, marquée par la conscience lucide de la finitude.
Sur ce point important, Maulpoix varie donc peu ; par contre, on voit émerger dans ce livre deux nouveaux pôles de réflexion : l’expérience et la merveille. La poésie est le genre littéraire « où l’expérience de la vie croise le plus directement l’expérience de la langue » (p. 19)3 ; elle est « un travail de la forme, sur la forme, dans les formes, en y mettant les formes… », mais « son domaine » reste bien « notre ici-bas, la terre où nous sommes, notre aujourd’hui » (p. 19).« Écrire de la poésie, c’est vivre dans l’intimité de la finitude. » (p. 78) Cette condition du poète peut amener à « creuser le noir »4, mais Maulpoix préfère être attentif à la « merveille » qui peut se révéler dans le proche, le quotidien. Deux essais placent cette question au centre : l’un sur Eluard comme « chiffonnier du merveilleux », et l’autre, intitulé Le temps des proses, à propos du « merveilleux profane ». Dans ce dernier, l’auteur remet en perspective historique cette poésie des épiphanies du réel en passant par Wordsworth, Shelley, et surtout Hoffmannsthal. Il montre comment « le lyrisme, ou son germe, vient se loger à même le banal, le trivial, le prosaïque » (p. 85) et comment une tendance forte de la poésie contemporaine a un enracinement historique qui ne date pas d’hier.
Par la variété des références littéraires, on voit se dessiner un réseau d’affinités poétiques. Il n’est pas étonnant que le dernier essai soit consacré à « un livre d’heures » et de chevet : la Correspondance de Rilke. Du lyrisme perdu au lyrisme sauvé au travers de ce qui « reste chantable », la ligne est maintenue.
Maulpoix n’a jamais séparé réflexion critique et pratique poétique ; il n’est donc pas étonnant de voir paraître, parallèlement au volume Corti, un livre de proses poétiques : Le voyageur à son retour. Pour moitié, il s’agit de carnets de voyage, puis de deux suites de poèmes en prose. On retrouve la poésie de l’auteur dans ses constantes : fluidité et fragmentation, unité tonale, sensation et pensée jamais disjointes, sourire et détachement, mais surtout mélancolie généralisée, au point qu’elle semble passée à l’intérieur du regard.




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La poésie a mauvais genre
José Corti
« en lisant en écrivant »
224 p., 21,00 €
couverture
Le voyageur à son retour
Le Passeur
« Littérature »
160 p., 15,00 €
couverture

1. Cf. les précédents volumes d’essais, chez le même éditeur : La voix d’Orphée (1989), Du lyrisme (2000), Le poète perplexe (2002), Adieux au poème (2005), Pour un lyrisme critique (2009), La musique inconnue (2013).

2. On remarquera les nombreuses références à Paul Celan dans ce volume.

3. L’idée est reprise quasi dans les mêmes termes page 77 : « La poésie est une expérience de la vie dans la langue et de la langue dans la vie. »

4. C’est le titre dans ce volume d’une belle étude sur la poésie de Benoît Conort.