Hervé Bauer : À l’article de la mort baroque

 
par Siegfried Plümper-Hüttenbrink

le devoir est de n’être jamais éloquent et même de n’être jamais alloquant
Dominique Fourcade

 

Ma toute première rencontre avec Hervé Bauer dut se jouer sur rien qu’un mot et qui devint entre nous une sorte de mot de passe que nous nous étions donnés aussitôt en partage. Chacun ayant eu, par accord tacite, à le reconduire tel qu’il l’entendait, sur sa propre longueur d’onde.

S’il dit en latin ce qui s’engouffre, faisant trou en terre, il désigne aussi l’orifice buccal – l’ouverture d’une bouche qui bue et bée par temps de gel. Mais au delà d’une buée muette et qu’il fait voltiger en pleine froidure hivernale, ce mot (que nous détenions de Pascal Quignard) était loin d’avoir dit son dernier mot. Pour Hervé Bauer, il s’avéra même à haut risque. Qui à l’écrit y recourt, encourt tôt ou tard une inflammation des cordes vocales, voire une extinction de voix et qui lui fera dire « bon débarras ». On va enfin se taire, et en rester même aphone. Locus mutus ! Même si l’ombre défunte d’une voix persiste encore à vouloir se dire (sur fond de silence, de fosses communes ou d’oraison funèbre) elle n’aura plus dorénavant qu’à voiler sa face de pénitente, en deuil de son porteur. Plus question pour elle de jouer à l’inspirée et encore moins d’accorder sa lyre face à « L’article » dépêché en haute instance par la mort  (qu’il soit notice de rappel, memento mori, ou faire-part de décès). Sur le versant obscur des lèvres1, lorsque l’appel d’air qu’est le « L’ » vient à se dérober et qu’on suffoque en bout de voix, le poème ne peut plus que déchanter. Rendu aphone, son souffle ne laisse qu’une buée inaudible en fond d’air. Quant aux mots plus que « mal engagés dans la trachée », ils ne sont plus qu’« une moisissure pour les morts ». Seul leur impact syllabique subsiste et qui les fait sortir de leurs gonds. Mot dira ainsi : motus, et rimera avec motet. Os donnera  dans la fosse. Trachée se reliera à tranchée. Et sac finira par un saccage. De toute évidence la Phoné aphonée en devient folle et en affole syntaxe et lexique.

le coma blanc d’une page me fixe
on n’articule plus
qu’au plus fort du froid
                             

Hervé Bauer

Il y a une lignée de poètes  qui se sont résolus à saccager leur lyre, à la « mettre en pièces » comme s’y employa H. B. dans maints de ses livres2. En place des fastes de l’emphase, il a toujours préféré, par défiance ou par pur défi, la voie rêche et abrupte du tarissement. Rester à court, encourir la panne, se mettre en posture d’échec. Et au risque d’atteindre ainsi à l’inouïe que serait un parlé fautif, désourcé, dis-loquant, et qui est aussi « ce parlé à l’état pur qu’est le Poème » au dire d’Heidegger. Car il lui faut non seulement faillir mais aussi fauter de la langue, à l’instar  d’une femme accouchant sous X, pour qu’un dire reste ainsi éminemment mal dit, ou échoue à se dire, portant encore les séquelles de sa gestation. Mallarmé déjà dut le pressentir lorsqu’il se mit à « creuser le vers » au risque qu’il ne devienne une chose moribonde, échouée en bout de langue. Samuel Beckett ira même l’avilir à tout jamais sous forme de foirades et de mirlitonnades. Sans oublier Georges Bataille qui signera allègrement sa liquidation. Hervé Bauer quant à lui, n’hésite pas à le mettre  à rude épreuve. L’éloquence n’étant plus de mise, seul reste « un dispositif syllabique », qu’il dit « fatal », et dont l’emploi  contraint le moindre vers à chuter et déchanter sur sa lancée, voire à se figer en plein vol, en prise qu’il est avec la surcharge syllabique  qui le leste et assure son essor. Et si à une lecture soutenue quelque chose comme une articulation vocalique est encore audible, elle reste étrangement coite et en proie au froid qui l’innerve. Une ouate blanchâtre sera du reste là pour en attester, d’une simple bouche qui bue et en reste bée.




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Préface de Michel Falempin
L’Harmattan
« Levée d’Ancre »
96 p., 12,50 €
couverture

1. Sur le versant obscur des lèvres fut le premier livre édité par Hervé Bauer en 1979.

2. Suite à son livre Mise en pièces de la Lyre en 2005, il y eut aux éditions de L’Harmattan deux autres livres, Aggravations en 2008, et Des astres errants (récits) en 2014. Quatre autres livres de lui sont aussi parus aux éditions de La Main courante : D’entre les murs en 1994, Requiem de Stockholm en 1995, Tombeau de Meaux en 1997 et Cécité de la lumière en 2000.