Gilles Mora : Denis Roche

 
par Siegfried Plümper-Hüttenbrink

Le livre de Denis Roche n’étant plus disponible en service de  presse, j’ai dû me résoudre à esquisser quelques notes autour de sa personne et qui sont proposées ici à titre purement anecdotique. Elles tentent de se situer dans l’axe de sa mort, survenue il y a peu.

1. Et si photographier n’était qu’un acte de survie et qui se négocie en pleine mort ? Un acte perpétré en dernière instance, et dont on ne sait au juste de quoi il est le déclencheur, sinon qu’il relierait en interface vie et mort. Pour certains photographes spirites il dut sans doute s’apparenter à un rituel funéraire livrant un accès direct à l’Hadès. N’invoque-t-il pas déjà les ombres qu’il s’emploie à skiagraphier sur fond de mort pour les faire revenir à la vie ? Le sortilège quasi-alchimique du bain révélateur se chargeant d’assurer leur revenance.

 2. Laisser l’autre s’incarner en absence, capter son corps auratique, en faire un revenant. Vocativement, la visée de toute photographie n’est-elle pas de spectraliser le vivant ? Pour preuve  d’une telle assertion on pourra se référer  à Nicéphore Niepce qui tira et obtint en 1820 sa première épreuve photographique sur une couche photo-sensible de bitume noire, dit de Judée, qui provenait de la Mer Morte, et dont usaient les Perses de l’Antiquité pour momifier leurs morts. Comme si le simulacre d’une « seconde vie » se dupliquait là en miroir par l’entremise de la mort, pour faire de nous, sous forme d’images-fantômes, d’improbables revenants.

3. Tout porte à croire qu’au cours de son travail d’investigation photographique Denis Roche a su jouer de cette revenance. Ne s’est-il pas fait revenir lui-même à maintes reprises et en diverses époques sur ses sites d’élection ? Et ses ombres portées et ses reflets vitrés sont là, emblématiquement, pour nous le signifier. Si elles viennent à jour, c’est de surgir et transparaître comme à contre jour, en guise de Memento mori.

4. Lui qui mettait toujours le cap au pire (en vue de liquider, faire table rase) vit  dans le boîtier photographique l’équivalant d’une tête de mort. Le Caput mortem d’une tête sur trépied. Et à cette tête qui tient tête et n’en démord pas, on peut lui adjoindre deux tibias entrecroisés pour obtenir ainsi son insigne totémique et qui fut aussi sa devise de vie. Comme en atteste une photographie prise par un jour de juin 1985 lors duquel il dut s’avancer face à un mur à Cologne qui se trouvait être tagué d’un squelette en forme de hiéroglyphe. On ne passe pas, semblait-il lui signifier. La deadline reste infranchissable, à moins de se profiler sur elle à l’aide de son ombre portée comme en témoignent maintes de ses photographies .

5. En 1976, avec son livre-manifeste Louve basse, il avait d’ores et déjà noué un pacte avec sa propre mort. Un livre qui pue la carne, mais encore vivace, et qui l’amena à se rendre  dans une décharge publique à Forcalquier. Histoire d’être dans le vif du sujet, d’humer à plein nez la mort qui se met obscurément à vivre par voie de putréfaction. À Bernard Pivot qui l’interrogeait sur le titre de son livre, il dut répondre qu’il était conçu pour se mettre enfin à parler tout haut par le bas, en étant accroupi à 4 pattes au dessus d’un magnétophone. Parler bassement et salement, et aussi à hauteur de mort aurait sans doute dit Georges Bataille s’il avait pu le lire. À ce jour il reste un des rares livres  qui sut atteindre au comble de l’obscénité sous les auspices hilares d’une  charogne. Cette chair putréfiée, ombreuse et mutante des cadavres qui noircissent en pleine morgue et que Louve basse ira  disséquer in fine sur sa propre personne.

6. On sait qu’il  fut épinglé par ses pairs pour sa pratique déviante de la photographie. Au lieu de photographier dans les règles, il s’ingéniait à vouloir interroger l’acte lui-même et l’acteur qui va avec. Ce qui l’amena  à user du déclencheur à retardement pour se mettre en scène lui-même, affublé de sa compagne, le plus souvent dans l’anonymat de chambres d’hôtel. Était-ce un stratagème de son cru ou une simple clause de style ? Était-ce dans le but de figurer en intrus dans un tableau vivant et dont ils auraient été à tous deux les plus qu’improbables personnages ? Ou était-ce pour donner l’entière initiative à cet œil béant qu’est l’objectif d’une caméra et qui se chargera ainsi du déclic toujours fatidique de la prise ? Ou était-ce tout simplement pour se maintenir dans une brève fraction de temps et dont la photographie serait comme la parenthèse spatiale ? Une sorte de Zwieschenzeitraum, un bref espace de temps, et qui s’entrouvre sur un simple déclic – entre vie et mort.




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Photolalies, 1964-2010
Hazan
144 p., 24,95 €
couverture