Gérard Berréby : Joker & mat

 
par David Lespiau

De la valeur

La forme d’un texte peut-elle ménager une ombre ? Soixante-cinq ensembles de vers brefs, agencés le plus souvent sur une dizaine de lignes, comme agencés au creux de la main en segments, brindilles – courte paille ? –, osselets ; sans capitale ni ponctuation, juste articulés par la coupe, parfois une ligne de blanc. Plus, seul contrepoint : un fragment de prose en deux paragraphes ; le premier sur le pouvoir en tant que discours de ruine, ses illusions, ses prétendants ; le second suit. « Comment inventer son histoire à l’ombre de l’effondrement quand rien désormais n’est plus connaissable. »1 Ce n’est pas une question, mais le programme de ces gestes – qui tiennent de la collecte têtue de bribes de sens, de formes, de figures, tout autant pour conjurer le sort que pour le provoquer, le remettre en jeu, le renverser. Le tapis est littéraire, cinématographique, politique. Les cartes du temps et des lieux sont battues2, et tous les prélèvements fondus peuvent se télescoper, s’articuler. Le ton est celui du désenchantement lucide, dans l’observation des mouvement des personnes et des jeux – ambivalence des figures du Tarot, autres cartes à jouer, pièces d’échec, bestiaire intrigant – pour une comédie humaine rythmée de stratégies, de dépits, de courtes victoires ; soit aventures, hasards, fortunes… sous un ciel assombri ; celui parachevé et mondialisé de la société du spectacle, de la consommation, de la normalisation des esprits, de la violence institutionnelle intégrée. La forme poétique est ici essentiellement dense, allusive, compressée3 ; ce sont de petites machines autonomes en déséquilibre, cryptées pour la pensée. Ailleurs, certains passages pourront désarçonner le lecteur : passages où le sens reprend toute la place et se rapproche du pamphlet. Mais c’est ce qui est tenté ici, le mariage très inhabituel d’une exigence formelle évidente, du jeu des références souterraines dessinant un réseau de sens – avec un attrait pour le jeu de mot noyé ; il faudrait débusquer les sources de beaucoup de ces vers4 –, et du geste critique et politique direct. Une forme, une grille, traversées d’attaques. C’est tout près de la défaite et de la mort – échec et mat –, mais pas assez pour ne pas jouer les derniers jokers5. Ceux d’une chance, d’une arme, d’un parcours individuel, d’une rencontre, d’une lecture… Il y en a beaucoup, en fait.




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Allia
76 p., 6,50 €
couverture

1. (section 11)

2. « il était une fois / la chasse au trésor / dans la quatrième dimension » ; ou « la concordance des temps / répond à des règles / que la concordance des êtres / ignore » (sections 1 et 10)

3. « condensation du regard / dans le passé et le présent / de la tension réprimée / grenade avant l’explosion / comme résonance hypnotique / de la mouche dans l’araignée » (section 22)

4. Pour seul exemple, ce « dans le giron du feu qui le consume » où l’on entend l’écho déformé du In girum imus nocte et consumimur igni… (section 2)

5. Littéralement : carte à jouer à laquelle le détenteur est libre d’attribuer telle ou telle valeur.