Anna Akhmatova : Mandelstam

 
par Christophe Mescolini

Elle se souvient d’un jeune homme maigre de 17 ans, aux longs cils, au port de tête singulier, dans la « Tour » d’Ivanov. Elle se souvient d’un interlocuteur spirituel, parfois caustique, attentif et courtois, qui ne se répétait jamais. Elle se souvient d’un homme de 42 ans prématurément vieilli, empâté, respirant mal, grisonnant, se souvient de ses yeux étincelants. Elle se souvient de jugements fougueux, parfois sanguins – « Je suis anti-Tsvetaeva » – sur ses contemporains, se souvient de trois poèmes merveilleux écrits pour Marina. Elle se souvient de la phrase du typographe juif qui avait composé La Pierre : « Jeune homme, vous écrirez toujours de mieux en mieux », que citait Mandelstam avec toute l’ironie voulue. Elle se souvient qu’il apprenait les langues avec une extraordinaire facilité, se souvient qu’il connaissait à peine l’italien, que, peu de temps avant sa mort, il voulait encore apprendre l’anglais. Elle se souvient qu’à la question de savoir ce qu’était l’acméisme, à Voronej il avait répondu : « la nostalgie de la culture universelle ». Elle se souvient qu’à Varsovie il était allé voir le ghetto. Elle se souvient de l’hiver de la Révolution, crépitement des fusillades et bûchers qui ne cessèrent pratiquement pas de brûler jusqu’en mai. Elle se souvient du jour où il avait déclaré : « Les vers maintenant doivent être civiques ». Elle se souvient qu’il n’employait jamais le mot « peuple » à la légère. Elle se souvient que, dès 1920, derrière les vieilles enseignes pétersbourgeoises, excepté la poussière, les ténèbres et un vide béant, il n’y avait plus rien. À cette époque-là, elle s’en souvient, à Detskoe toutes les chèvres s’appelaient Tamara. Elle se souvient des livres de l’appartement de la rue Nachtchokinnski, à l’automne 33. Surtout d’anciennes éditions de poètes italiens. Elle se souvient qu’il était ennemi des traductions en vers. Elle se souvient qu’en février 34, sur le boulevard Gogol, il lui avait dit être prêt, pour la mort. Elle se souvient que, dans le domaine de la prose romanesque, il mesurait toute tentative contemporaine au bagne de Dostoïevski. Elle se souvient de la première arrestation, le 13 mai 1934. La perquisition avait duré toute la nuit. Quelqu’un jouait de la guitare hawaïenne, derrière une cloison. « C’était très calme ». Il fallait tout pardonner à Essénine, disait-il, se souvient-elle, car c’est lui qui avait écrit : « Je ne fusillais pas les malheureux dans les cachots. ». Elle se souvient de ces « bons enfants des portes jaunes du Guépéou », lecteurs de Pouchkine. Elle se souvient qu’entre tous les contemporains, il plaçait très haut Isaac Babel. Du bruissement juvénile inouï de sa prose, elle affirme que le XXe siècle n’en a jamais connu de semblable. Elle se souvient que Pétersbourg, dans Le Bruit du temps, paraît vue avec les yeux rayonnants d’un enfant de cinq ans, dernier témoin d’une époque révolue (1890-1900). Elle se souvient de la dernière fois qu’elle le vit, à l’automne 37. Il était très malade. Il avait retiré son chandail pour qu’on le remît à son père, quand on l’avait informé que celui-ci souffrait du froid.




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Traduction de Christian Mouze
Suivi de « Mandelstam et Akhmatova » par le traducteur
Harpo &
Non paginé, 17,00 €
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